Daisuke Ito, d’un monde à l’autre

15.04.2020

TexteKaori Iwasaki

Le photographe japonais Daisuke Ito a longtemps vécu dans les favelas de Rio de Janeiro. Depuis son retour au Japon, il s’attache à photographier les innombrables lieux touristiques du pays. Un grand écart aussi surprenant que passionnant.

Harajuku, Tokyo

Hakone, le quartier chinois deYokohama, la grande porte Kaminari-mon d’Asakusa, le Pavillon d’or de Kyoto ou la tour Tsutenkaku d’Osaka… Autant de lieux touristiques emblématiques, immédiatement identifiables par n’importe quel Japonais, du nord au sud du pays. Des lieux devenus eux-mêmes des « clichés », comme les cartes postales des boutiques de souvenirs. Et pourtant, il suffit de les retrouver photographiés par Daisuke Ito pour leur trouver quelque chose d’étrange et de neuf. Un décalage visuel né de détails inattendus, venus comme par inadvertance se glisser dans le cadre : un bébé vissé devant son iPhone au premier plan d’un torii ou d’un sanctuaire shintô, un couple qui prend la pose au milieu des cerisiers en fleurs. Ou même un groupe de touristes étrangers goguenards arborant fièrement un appareil photo. La scène transmet l’excitation, la ferveur ingénue de ces voyageurs autant qu’elle étonne. Daisuke Ito capture le sérieux et la conviction avec laquelle les touristes étrangers photographient les hauts lieux touristiques du Japon avant d’agencer ses photos comme si elles constituaient elles-mêmes un guide touristique.

Shinjuku, Tokyo

Après avoir vécu quelques années la vie ordinaire d’un salarié japonais, il part étudier la photographie à Barcelone. Puis prend la direction de l’Amérique du Sud avant de se fixer dans une favela de Rio de Janeiro. Sorti en janvier dernier, Romântico se fait l’album de ses dix années dans les bidonvilles de la métropole brésilienne, passées à mettre devant l’objectif de son appareil-photo les gangs, les prostituées et les habitants des favelas. Sa recette pour pénétrer ces lieux du dessous, aussi peu documentés qu’ils sont dangereux ? Une audace peu commune et une sympathie communicative. Une apparition à la télévision japonaise plus tard, Daisuke Ito s’est fait un nom, et son travail a attiré tous les regards.

Le contraste peut interroger. Après avoir passé dix ans dans l’un des lieux les plus violents de la planète, après avoir cadré les scènes les plus tendues, avoir photographié ce que personne ne veut voir, pourquoi cette série sur les lieux japonais les plus touristiques, aussi décalée soit-elle ? Fallait-il vraiment avoir passé dix ans de sa vie dans un environnement des plus hostiles pour compiler ainsi les lieux touristiques les plus connus et courus du Japon ? « Quand j’habitais Rio, j’étais en permanence dans les lieux les plus obscurs, les plus durs et l’idée ne m’est jamais venue d’aller photographier les spots touristiques, ceux où les voyageurs se concentrent, le Christ du Corcovado par exemple. Alors qu’aujourd’hui, je pourrais avoir envie de le faire. De la même façon, je suis japonais mais je ne connais pas grand- chose du Japon. En revenant au Japon, j’ai eu envie de voir ce pays avec un esprit pur et naïf. C’est ce qui m’a donné l’envie de prendre en photo au contraire ces lieux très exposés, centralisés. »

Nijubashi, Tokyo

Pour se fondre dans la masse, pour ne plus être qu’un touriste parmi les autres, toutes les photos de cette série ont été prises avec un smartphone à la façon d’un documentaire, pour montrer que même si les réglages sont faits pour que le monument touristique soit le plus beau possible, c’est lorsque s’enclenche la prise de vue qu’apparaît le regard d’une troisième personne : le touriste. C’est parce que le comportement des étrangers devant un site touristique est différent de celui des Japonais que pointe l’imprévu, et c’est ce contraste qui intéresse Daisuke Ito. « Grâce au smartphone, vous n’êtes plus qu’un bout d’espace. Ce qui est tout de même le comble pour un photographe. Dans les favelas, il y avait des choses que je ne pouvais pas photographier, parce que cela aurait déplu aux gangs. Combien de fois je me suis dit que ce que je voyais était extraordinaire sans pouvoir prendre la photo ! C’était très frustrant. Alors que maintenant, je peux prendre mes photos en toute décontraction, c’est assez jouissif. »

Le nombre de touristes étrangers au Japon est en forte augmentation depuis quelques années. En apercevoir un en train de photographier un temple, un jardin zen, un bâtiment d’architecte ou de faire un selfie devant un monument typique est aujourd’hui fréquent voire banal. Pour les Japonais, ce sont autant d’occasions de découvrir une nouvelle façon de voir leur propre pays, de faire un pas de côté en quelque sorte. Avec Daisuke Ito commence un nouveau chapitre de l’histoire de la photo de rue au Japon : celui de l’archipel à l’heure du tourisme de masse.

Hakone, Kanagawa

Yokohama, Kanagawa

Tennoji, Osaka

Yokohama, Kanagawa

Chidorigafuchi, Tokyo