Fumiyo Kōno, l’art d’une vie en dessins
L'autrice du manga “Dans un recoin de ce monde” revient en interview sur son parcours à l'occasion de sa première rétrospective au Japon.

“Celui qui dessine”, illustration originale réalisée pour le catalogue de l’exposition. Les personnages que Fumiyo Kōno a dessinés au fil des années veillent tendrement sur elle en train de créer ses mangas. © Fumiyo Kōno
Avec Le Pays des cerisiers (2004) et Dans un recoin de ce monde (2007), Fumiyo Kōno s’est imposée comme l’une des grandes voix du manga contemporain. Pour célébrer ses trente ans de carrière, le musée d’art municipal de Sakura, dans la préfecture de Chiba, consacre à l’artiste une vaste exposition rassemblant plus de 500 planches originales. L’occasion de revenir sur son parcours et de sonder, à travers ses mots, ce qui nourrit son travail.
De ses débuts aux premières reconnaissances

“Les fleuristes du coin de la rue”, 1995 © Fumiyo Kōno / Coamix
Née à Hiroshima en 1968, Fumiyo Kōno fait ses débuts avec la série Les fleuristes du coin de la rue avant de rencontrer le succès avec le strip humoristique Pippira Nōto (non traduit), chronique du quotidien partagé avec un perroquet. La véritable reconnaissance survient avec Le Pays des cerisiers, récit sur les séquelles de la bombe atomique, qui lui vaut de remporter le 9e prix Osamu Tezuka de la nouveauté et connaît plusieurs adaptations au cinéma et en séries.
« J’ai à peu près le même attachement pour chacune de mes œuvres », explique-t-elle. « Mais Le Pays des cerisiers a été un premier tournant. Jusqu’alors, pour moi le manga était comme un amoureux. J’avais le sentiment que tant que je continuais à dessiner des mangas simplement amusants, cela suffirait ».

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, “Pippira-nōto”. À droite : illustration de couverture du tome 1, 2000. À gauche : illustration au début du tome 1, 2000.
« Quand mon éditeur m’a suggéré de dessiner Le Pays des cerisiers, je me demandais vraiment s’il y avait besoin d’un manga sur un sujet aussi triste et douloureux que la bombe atomique. Mais en l’écrivant, j’ai découvert qu’il y avait beaucoup de personnes qui attendaient justement ce type d’histoire, et j’ai été heureuse d’avoir pu leur répondre.
Et surtout, ce qui a compté par-dessus tout, c’est que cette œuvre ne m’a pas fait détester le manga. C’est à ce moment-là que j’ai senti que le manga n’était pas qu’un simple amoureux, mais un compagnon pour la vie. »
L’immense succès de “Dans un recoin de ce monde” et pourquoi avoir pris la guerre comme thème

“Dans un recoin de ce monde”, 2007 © Fumiyo Kōno / Coamix
Dans un recoin de ce monde, qui suit le quotidien de Suzu et de son entourage à Kure et Hiroshima durant la guerre du Pacifique, constitue un point culminant pour la mangaka. L’adaptation animée réalisée par Sunao Katabuchi a rencontré un succès durable, et le manga est considéré comme le sommet de son art. Pourtant, au départ, Fumiyo Kōno se sentait presque indigne de traiter de la guerre et de la bombe nucléaire.
« Je suis née à Hiroshima, mais je n’ai pas de proches qui aient été touchés directement par la bombe. Je ne l’ai pas vécue moi-même, et ma famille non plus. Alors je me demandais si j’avais vraiment le droit de la représenter. »
« À Hiroshima, l’été venu, on diffuse beaucoup d’émissions consacrées à la bombe atomique. Quand j’étais enfant, j’avais tendance à les éviter. Sans doute parce que c’était trop douloureux à regarder en face. Et puis, il régnait aussi une sorte d’atmosphère où l’on considérait que ceux qui n’avaient pas vécu l’expérience de la bombe n’étaient pas légitimes pour en parler. »

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, “Le Pays des cerisiers”. À droite : illustration de couverture, 2004. À gauche : illustration de sommaire, 2004.
C’est en en discutant avec sa famille — qui l’encourage d’un simple « dessine-la pour voir » — qu’elle décide de se lancer. Elle se plonge alors dans un travail de documentation considérable qui a donné naissance aux titres Le Pays des cerisiers et Dans un recoin de ce monde.
« Pour moi, on ne peut pas terminer une œuvre sur la guerre en se disant “c’était triste”, ou “je l’ai lu” et puis c’est tout. Bien sûr, on peut ne lire une histoire douloureuse qu’une seule fois, mais je souhaite profondément créer des récits qui donnent envie de retrouver les personnages, encore et encore. C’est ce sentiment que je m’efforce de ne jamais perdre. »
Une œuvre entièrement façonnée à la main, sans recours à un assistant

Extrait de l’exposition “ 30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, au premier plan : pinceaux, plumes, encriers et autres outils favoris de la mangaka.
Depuis ses premiers dessins réalisés à l’âge de dix ans jusqu’à ses œuvres les plus récentes, plus de 500 planches originales de Fumiyo Kōno sont présentées par ordre chronologique au sein de l’exposition. On y découvre, dès ses débuts, un style marqué par des personnages et des décors esquissés d’un trait délicat et attachant, au service de thèmes qui vont de la légèreté du quotidien à la gravité de la guerre, en passant par les récits de la mythologie japonaise. Chacune des œuvres reflète l’univers singulier de Fumiyo Kōno, et pourtant aucune ne ressemble à la précédente — une diversité qui surprend à nouveau.
« Il est important, je pense, d’avoir deux passions : le dessin de manga, bien sûr, mais aussi quelque chose d’autre. Pour ma part, j’adore créer des mangas. Et quand je trouve un sujet que j’ai envie de traiter, je me documente jusqu’à l’aimer vraiment. En somme, il y a toujours deux choses que j’aime : l’une est constante, l’autre reste ouverte et change selon les moments. C’est ainsi que j’ai poursuivi ma carrière de mangaka. »

Processus de création, extrait vidéo de l’exposition (réalisation : Akane Shirai).
N’employant jamais d’assistants, Fumiyo Kōno réalise seule chacune de ses planches : dessin, encrage, mise en couleur. Elle n’utilise presque pas de trames adhésives. En parcourant ses originaux, on se laisse captiver par la douceur de son trait, empreint de chaleur, et par les nuances subtiles de ses couleurs délicates.
« Les trames, je n’ai jamais été à l’aise avec… Les coller me prendrait plus de temps, alors autant dessiner patiemment à la main, c’est bien plus agréable. J’ai essayé autrefois d’écrire mes scénarios à l’ordinateur avant de passer au dessin, mais cela ne fonctionnait pas. Finalement, je préfère concevoir le storyboard directement avec des croquis, en réfléchissant à mesure que ma main avance. J’aime cette sensation que la main et le cerveau sont connectés. »
« Avec le numérique, tout peut disparaître instantanément d’un clic. Mais quand on dessine, même un trait qu’on a cru raté peut, en le revoyant plus tard, se révéler intéressant. C’est pourquoi je préfère l’analogique, où rien ne s’efface complètement. »
Dessiner pour vérifier qu’on est vivant

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, “Hi no Tori”. À droite : illustration de couverture du tome 1, 2014. À gauche : illustration de couverture du tome 2, 2016.
Commencée en 2012, l’année qui a suivi le grand séisme de l’Est du Japon, la série Hi no Tori (L’Oiseau du soleil, non traduite) met en scène un coq parti en voyage à la recherche de son épouse disparue, à travers lequel se déploie l’écoulement du temps dans le Tōhoku d’après-catastrophe. Les paysages que Fumiyo Kōno y dessine sont directement inspirés de ce qu’elle a vu en parcourant la région sinistrée.
« À cette époque, je vivais à Tōkyō, mais je ressentais le Tōhoku comme très proche. Je n’étais pas dans ce qu’on appelle une zone sinistrée, mais des amis à Hiroshima se sont inquiétés pour moi… Et les images du tsunami vues à la télévision ne m’ont jamais quittée. Dans cette expérience, je me suis demandé ce que je pouvais faire, moi, en tant que mangaka, et c’est ainsi que j’ai commencé à me rendre dans le Nord-Est. »

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, “Bōrupen Kojiki”, illustration de couverture des deux premiers volumes, 2012.
« C’était aussi une période d’hésitations, alors que je réfléchissais à lancer ou non la sérialisation de Bōrupen Kojiki (non traduit), une adaptation au stylo-bille des mythes du Kojiki. Finalement, en visitant différents lieux touchés par le séisme, je me suis retrouvée à dessiner ces deux mangas en parallèle. Avec Hi no Tori, j’avais le sentiment de vérifier, en dessinant, que j’étais bien en vie à cet instant, et que je continuerais à l’être. En ce sens, ce fut peut-être pour moi un deuxième tournant, après Le Pays des cerisiers. »
« Je voulais une personne ordinaire pour héroïne », “Sora-iro Shingyō”, son premier long récit en douze ans

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, “Sora-iro Shingyō”. À droite : “ Les jours de Kōno”, 28 décembre 2023. À gauche : “Les jours de Kōno”, 13 janvier 2024.
Paru douze ans après son précédent long récit, Sora-iro Shingyō (Le Sūtra du cœur couleur ciel, non traduit) est une œuvre singulière qui superpose le Sūtra du cœur à la réalité de la pandémie de Covid-19, tissant un lien entre un univers intemporel et le quotidien. L’exposition en présente l’illustration de couverture, plusieurs planches originales ainsi qu’un scénario manuscrit, véritable schéma narratif.
« Plus que le Sūtra du cœur en particulier, je voulais essayer d’adapter un sūtra en manga. Quand nous lisons un texte bouddhique, il est souvent difficile d’en saisir immédiatement le sens. Mais si ce texte venait accompagné d’images, de scènes visuelles, il entrerait plus facilement dans l’esprit et pourrait même devenir source de plaisir. Comme pour Bōrupen Kojiki, l’ajout du dessin change de dimension, il crée une forme d’expression en relief. »

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, “Sora-iro Shingyō”, scénario manuscrit.
Le récit se déroule à Fukuchiyama, dans le nord de la préfecture de Kyōto, où Fumiyo Kōno vit depuis 2016. Alors qu’un virus inconnu se propage, Ai Asaki, employée de supermarché, est assaillie par une profonde inquiétude. Sa rencontre avec le Sūtra du cœur bouleverse sa manière de voir le monde et l’amène à tracer un nouveau chemin de vie.
« Je voulais une personne ordinaire pour héroïne. Je n’aime pas les histoires dominées par un génie qui entraîne tout le monde derrière lui. Mes personnages, comme Suzu de Dans un recoin de ce monde, sont toujours des figures dénuées de malice. Dans Sora-iro Shingyō, j’ai intégré la situation de la pandémie, que tout le monde a traversée, pour mettre en scène une protagoniste à la fois proche de nous et confrontée à un quotidien profondément transformé. »
Redessiner à nouveau l’histoire de Lise Meitner, la physicienne qui a découvert la fission nucléaire

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, “Lise et la forêt d'atomes”, “Monthly Comic Zenon”, décembre 2018.
Fumiyo Kōno travaille actuellement sur un récit inspiré du « tsunami millénaire » du grand séisme de l’Est du Japon, mais transposé il y a mille ans. Elle souhaite également se plonger dans un autre thème qu’elle envisage de traiter à nouveau.
« J’aimerais raconter une nouvelle fois l’histoire de Lise Meitner. Dans le cadre de cette exposition, nous présentons aussi les planches originales de Lise et la forêt d’atomes (non traduit), qui retrace sa vie, mais c’était un récit court. Cette fois, j’aimerais en faire une œuvre plus longue. »
Lise et la forêt d’atomes met en scène Lise Meitner, la physicienne qui a découvert la fission nucléaire mais a refusé de participer au développement d’armes. L’histoire commence lorsqu’elle fuit vers la Suède pour échapper à la persécution des Juifs par les nazis.
« C’est une personne qui mérite beaucoup plus d’attention. Dès le début, elle a compris les dangers liés au nucléaire. Et la radioactivité, bien que pratiquement invisible, est un phénomène dont le danger peut, je pense, être très bien représenté en manga. Lorsque j’ai créé Lise et la forêt d’atomes, la recherche documentaire avait été extrêmement exigeante, mais j’ai toujours voulu m’y replonger pour approfondir ce récit. »
« Je ne peux me résoudre à créer des mangas jetables »

Extrait de l’exposition “30 ans de carrière de Fumiyo Kōno”, live painting réalisé par Fumiyo Kōno, 3 août 2025.
L’exposition présente un panorama riche et varié : des mangas dessinés par Fumiyo Kōno au lycée sous le pseudonyme Mai Nakaita, des carnets de croquis publiés sur son blog Les jours de Kōno, ainsi que des vidéos inédites montrant son processus de création. Lors de l’ouverture, la mangaka a réalisé un live painting et le deuxième jour, elle a continué à dessiner entourée d’un public nombreux, dépassant largement le temps prévu et révélant toute l’intensité de son engagement.
« J’ai déjà eu plusieurs occasions d’exposer mes originaux, mais elles étaient centrées sur Dans un recoin de ce monde et quelques autres titres. C’est la première fois que presque toutes mes œuvres sont réunies dans une exposition de cette ampleur. Pour moi, le livre est la forme finale de mes histoires, et j’étais un peu inquiète de savoir si les visiteurs trouveraient les planches intéressantes… Mais je suis heureuse de constater que beaucoup d’entre eux les apprécient. »

Fumiyo Kōno, Musée municipal de Sakura, 3 août 2025.
« Le papier vient du bois, et le livre est ainsi porteur de la vie de l’arbre et de la nature. Dans mon enfance, avec ma fratrie on dévorait chaque manga avec une telle intensité que nous les lisions jusqu’à l’usure complète, allant même jusqu’à apprendre par cœur les dialogues. J’étais affamée de manga. »
« C’est pourquoi je ne peux me résoudre à créer des histoires qu’on ne lirait qu’une fois et qui seraient jetées. Je souhaite continuer à dessiner des mangas que l’on pourra chérir et transmettre, génération après génération. »
30 ans de carrière de Fumiyo Kōno – Les oiseaux s’envolent, les lapins bondissent, les fleurs ondulent, en courant et en tombant, un long voyage
Période : jusqu’au 2 octobre 2025
Lieu : Musée d'art municipal de Sakura, 210 Shinmachi, Sakura, Chiba
Horaires : 10h–18h (dernière entrée 17h30)
Fermeture : lundi (ouvert le 15/09, fermé le 16/09)
Tarifs : 1 000 ¥ (adulte)
www.city.sakura.lg.jp/section/museum/exhibition/2025/202508KounoFumiyo.htmlLES PLUS POPULAIRES
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