Libéré du cadre de l’époque, Araki va plus loin

Le cœur serré, Araki #02

12.04.2017

TexteAyano Hayashi, commissaire d’exposition

Ayano Hayashi, commissaire d’exposition de ces œuvres multiformes et libres, donne son point de vue en dépassant du cadre de la photographie afin de comprendre ce qui détermine l’aspect magnifique du personnage Araki.

Le démon de la photo Araki, une photographie spécialement prise pour le magazine Pen. La figurine a été réalisée par Araki lui-même. Elle a déjà fait son apparition dans des expositions telles que Néga-éropolis.

Une poupée rouge avec un appareil photo dont l’objectif brisé pend à son cou : cette figure démoniaque de la photo n’est autre que celle d’Araki. C’est un génie reconnu par tous, mais sa créativité dépasse le cadre de celle d’un photographe.

Ses natures mortes appelées “rakuen” (paradis) sont des photographies de fleurs sur lesquelles sont disposées des figurines explicitement sado-maso ou des monstres jouets. Quand arrive le week-end, Araki ferme les portes de sa maison. Comme un enfant jouant avec des cubes en bois, il essaie toutes sortes de configurations avant de décider la façon de disposer fleurs et objets. À le voir ainsi, j’ai la sensation d’imaginer Léonard de Vinci dessinant de la main gauche.

Vanitas, cette nature morte du Moyen-Âge met en scène un crâne avec la citation « Souviens-toi de la mort » (memento mori). Voilà l’ambiance qui règne sur ce paradis, une œuvre sur laquelle flotte l’odeur de la mort. Pour la création du paradis, Araki commence par la mettre en scène et se livre à un processus de création qui lui est personnel. Cette posture est exactement celle d’un artiste conceptuel.

Les photos sur lesquelles il applique de la peinture acrylique répondent au même principe. Ces couleurs vives et dynamiques sont des traits tracés avec toute son énergie sur des tirages en noir et blanc de sa collection de ciels ou de nus. Cet équilibre puissant entre le rouge, le bleu, le jaune, le vert, donne à ces traits de pinceau un rythme plein de vie.

Les couleurs sont la « vie » et les monochromes la « mort ». Il applique la couleur sur ses photos monochromes comme pour leur insuffler la vie. Les images ainsi engendrées ne se limitent pas au cadre de la photographie, émancipées du support, elles deviennent une toile libre où il peut s’exprimer sans contrainte.

Araki, d’où vient-il ? Van Gogh a produit quelque deux mille œuvres durant les dix années qu’il a vécu en tant que peintre. Matisse, pour simplifier ses couleurs, a remplacé pinceaux et pigments par des ciseaux, et s’est lancé dans le découpage. Picasso, quant à lui, a construit son propre style pour mieux le détruire et a renouvelé son propre art et celui de son époque…

Lorsque l’on cherche à classer Araki et que l’on se remémore tout ce qu’il a fait, on pense aux artistes qui ont brisé les frontières de leur discipline. On réalise qu’il est impossible de le comprendre en tant que photographe avec les références existantes.

Les puissantes photographies d’Araki ébranlent l’esprit, le corps, et tous les sens du spectateur.

La beauté de la lumière est à elle seule une présence, le bruit des talons hauts sur le bitume résonne à nos oreilles, le parfum des fleurs en train de se faner hante notre odorat, le souvenir des repas liés au passé stimule le goût. Ces photographies transmettent de façon infime les sensations à fleur de peau.

Comme pour son Voyage sentimental, les œuvres d’Araki cherchent constamment à refléter la vie humaine à travers son regard et à la partager avec ses spectateurs. C’est ainsi qu’il s’exprime sur sa volonté de vivre ou sur la mort qu’il a côtoyée sous l’effet de sa maladie. Parfois, de ses œuvres émanent des effluves d’art conceptuel, il ne s’agit ni de style ni d’un nouveau médium ni a fortiori de technique. Dans chacune des photos pour lesquelles il a pressé le déclencheur, il y a la présence de cette « vie » tangible, celle d’un être humain nommé Araki.

Dans ce monde parsemé de lumière, de vibrations, d’odeurs, de saveurs ou de douce chaleur, on retrouve une pulsion de vie, une sensation que nous avions failli perdre. Nous ressentons ces pulsations ininterrompues du démon de la photo Araki qui photographie sans cesse avec compulsion et fureur. Comme ce fut le cas pour Van Gogh, il se peut qu’il ne soit véritablement compris que dans une époque future. Il ne nous reste qu’à poursuivre désespérément cette silhouette qui continue sa course hors du cadre de notre époque.

Le cœur serré, Araki —
#01: Sur les traces des 75 années d’un génie de la photographie >
#02: Libéré du cadre de l’époque, Araki va plus loin
#03: Ces albums de l’époque de Dentsu, point de départ de l’œuvre d’Araki >
#04: Araki nous explique lui-même ses chefs-d’œuvre qui ont marqué l’histoire >
#05: Un mode de photographie multiforme, passant librement d’un appareil à l’autre >
#06: Des joyaux tout récents, des photos originales pour notre revue, sur cinq thèmes >