« De l’extérieur, il est impossible de distinguer un menteur habile d’une personne qui dit toujours la vérité »

Dans “Guide de survie en société d'un anti-conformiste”, l'auteur Satoshi Ogawa partage ses stratégies pour affronter le quotidien.

22.04.2025

TexteSatoshi Ogawa

© Tomoyuki Yanagi

Dans chaque numéro de Pen, l’auteur Satoshi Ogawa, lauréat du prix Naoki, publie un essai inédit de sa série “Guide de survie en société d’un anticonformiste”. Dans cette série, il revient sur les stratégies originales qu’il met en place pour faire face aux tracas du quotidien. Voici le deuxième épisode, “La tartine dissimulée”.

 

Un matin, alors que je devais être encore en école primaire, ma sœur, de trois ans ma cadette, se faisait sévèrement réprimander par notre mère. Le motif ? Avoir caché dans l’interstice d’un climatiseur sur le balcon une tranche de pain grillé préparée le matin même, laissée là jusqu’à ce qu’elle moisisse. Chez nous, il était entendu que nous devions manger chaque matin les tartines que notre mère avait grillées, croûte comprise. À l’époque, on croyait dur comme fer que les enfants qui sautaient le petit-déjeuner finiraient par mal tourner.

Il allait donc de soi que le moindre reste provoquait une avalanche de reproches. Or, il n’est pas facile d’engloutir une tartine entière au réveil, la bouche encore sèche, surtout lorsque le pain est grillé à souhait. Pour ma petite sœur, encore en classes élémentaires, cela devait être un supplice. Incapable de finir son assiette, elle avait fini par cacher ses restes sur le balcon. Jusqu’au jour où ma mère les découvrit et la gronda vertement.

— Pourquoi tu ne l’as pas mangée ? lui demanda-t-elle.
— Parce que je n’y arrivais pas…, répondit ma sœur, les larmes aux yeux.
— Pourtant, ton frère, lui, il mange tout, chaque matin, ajouta ma mère en se tournant vers moi.

J’ai alors hoché la tête : oui, c’était vrai. Ou plutôt, je venais de mentir en toute conscience, pour la première fois de ma vie. Car moi non plus, je ne finissais jamais mes tartines. Mais au lieu de les cacher à la maison, je les enveloppais dans un mouchoir, les glissais dans ma poche, et les jetais dans une poubelle sur le chemin de l’école. (Je tiens d’ailleurs à préciser que je regrette profondément d’avoir ainsi gaspillé de la nourriture.)

La seule différence entre ma sœur et moi, c’est que je mentais mieux. À partir de ce jour-là, j’ai revu ma définition de la sincérité : ceux qu’on croit honnêtes sont parfois simplement de bons menteurs. Parce que de l’extérieur, il est impossible de distinguer un menteur habile d’une personne qui dit toujours la vérité.

Des années plus tard, alors que j’étais étudiant, j’ai repensé à cet épisode du pain grillé. À l’époque, je travaillais à la réception d’un hôtel, où le directeur, affable en façade, frappait régulièrement les employés dans l’arrière-boutique. Quand je faisais une erreur, il s’en prenait violemment à un collègue plus expérimenté devant moi, lui reprochant de ne pas m’avoir suffisamment donné de conseils. Je me suis alors juré que s’il levait un jour la main sur moi, je le frapperais en retour et quitterais sur-le-champ mon poste.

À partir de ce moment-là, j’ai travaillé dans la peur du moment où mon tour viendrait. Je m’imaginais la façon dont je lui rendrais la monnaie de sa pièce. Mais six mois se sont écoulés et il ne m’a jamais touché.

Un jour, j’ai eu une révélation. C’était exactement comme pour l’histoire de la tartine. Si j’étais passé pour un « honnête garçon », c’était simplement parce que je savais mentir mieux que ma sœur. De la même manière, si le directeur de l’hôtel avait pu conserver son poste aussi longtemps, c’était parce qu’il savait parfaitement choisir ses cibles. Il ne levait jamais la main sur un employé susceptible de réagir ou de provoquer des complications ; il sélectionnait ceux qui ne se défendraient pas, et exerçait sa violence sur eux. Sans doute les harceleurs ou les auteurs d’agressions sexuelles fonctionnent-ils de la même manière : ils savent reconnaître celles et ceux qui garderont le silence. Quand des méfaits sont révélés au grand jour, ceux qui finissent par être congédiés ou arrêtés sont, au fond, les moins habiles des « méchants ». Les vrais, eux, poursuivent leurs agissements en toute discrétion, sans jamais être découverts.

En tant que personne qui, autrefois, jetait en cachette ses tartines dans la poubelle de la gare, je me dis que c’est peut-être aussi cela, le rôle d’un romancier : écrire sur ces formes de mal dissimulées, invisibles, mais qu’il nous incombe réellement de combattre.

 

À propos de l’auteur

Satoshi Ogawa est né en 1986 dans la préfecture de Chiba. Il fait ses débuts littéraires en 2015 avec De ce côté d’Eutronica (Yūtoronika no Kochiragawa, Hayakawa Books). En 2018, son roman Le Royaume des Jeux (Gēmu no Ōkoku, Hayakawa Books) remporte le 38ᵉ Grand prix Nihon SF ainsi que le 31ᵉ prix Yamamoto Shūgōrō. En janvier 2023, il reçoit le 168ᵉ prix Naoki—l’un des prix littéraires les plus prestigieux du Japon, récompensant des romans populaires d’exception—pour La Carte et le Poing (Chizu to Ken, Shūeisha, référence au roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire). Son œuvre la plus récente, Your Quiz (Kimi no Kuizu), est parue chez Asahi Shimbun Publishing.

© Seiichi Saito