« Être adulte, c’est peut-être aussi apprendre à se mentir à soi-même »
Dans “Guide de survie en société d'un anti-conformiste”, l'auteur Satoshi Ogawa partage ses stratégies pour affronter le quotidien.

© Tomoyuki Yanagi
Dans chaque numéro de Pen, l’écrivain Satoshi Ogawa, lauréat du prix Naoki, publie un essai inédit de sa série “Guide de survie en société d’un anticonformiste”. Il y partage avec finesse les stratégies originales qu’il met en place pour affronter les petits tracas du quotidien. Voici le troisième épisode, “Une vie falsifiée”.
Quand un de mes romans paraît, il arrive qu’on me sollicite pour des interviews. Et lorsque les demandes s’accumulent, j’essaie autant que possible de les regrouper sur une même journée. Cela m’évite de multiplier les déplacements, mais me condamne à passer des heures à répéter, à différents journalistes, les mêmes réponses sur mon travail.
Il existe tant de livres qui mériteraient d’être lus, mais qui sombrent dans l’oubli sans jamais rencontrer leur public. Quand on y pense, le simple fait de recevoir une demande d’interview est en soi une chance précieuse. C’est pour cette raison que j’essaie, autant que possible, d’y répondre favorablement. Mais cette bonne volonté m’expose à une difficulté pour le moins singulière.
Lors de ces entretiens, on me pose presque toujours les mêmes questions. La plus fréquente étant : « Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre ? » Bien sûr, je sais que les journalistes n’ont aucune mauvaise intention. Et je comprends que, pour un article destiné à des lecteurs qui ne me connaissent pas, c’est une question incontournable. Mais pour être tout à fait honnête, ma première réaction intérieure est souvent : « J’en sais rien, moi. »
Déjà, il y a un problème de temporalité. Le livre est publié. Le journaliste l’a lu, l’a aimé, et m’a proposé un entretien. Ce qui veut dire que la rédaction elle-même s’est achevée au moins six mois auparavant – parfois plus d’un an. Qui se souvient avec précision de ce qu’il faisait il y a un an ? Imaginez qu’un inconnu vous aborde dans la rue pour vous demander : « Qu’est-ce qui vous a donné envie d’apprendre à faire du vélo ? » Vous répondriez peut-être « Parce que tout le monde en faisait » ou « Parce que je trouvais ça cool », sans pouvoir aller beaucoup plus loin.
Mais même en mettant de côté le décalage temporel, cette question reste fondamentalement piégeuse. Qu’est-ce qu’un “déclic”, au juste ? Si l’on mange un bol de ramen, c’est bien souvent parce qu’on avait faim. Mais dire que l’on a écrit un roman « parce qu’on en avait envie » ne suffit pas à faire un bon article. Il faut trouver une réponse, même si soi-même on ignore pourquoi ce jour-là on a mangé des ramen plutôt qu’un curry ou un hamburger.
Et surtout, à force de répondre toujours aux mêmes questions, on finit par se lasser. On en vient même à culpabiliser vis-à-vis de l’éditeur présent à chaque entretien, obligé d’entendre pour la énième fois la même anecdote. Un jour, lassé de me répéter, j’ai commencé à improviser à chaque interview de nouvelles raisons qui m’avaient poussé à écrire le livre. Résultat : les récits se contredisaient d’un article à l’autre, et je me suis retrouvé dans une situation pour le moins embarrassante.
C’est pour cette raison que, dernièrement, je me contente de répéter la même histoire à chaque entretien. Mais cette méthode pose un autre problème : à force de la raconter, cette réponse s’est peu à peu transformée. Elle s’est affinée, structurée, simplifiée – jusqu’à devenir une “belle histoire de genèse”, parfaite pour un article.
Je n’ai jamais passé d’entretien d’embauche, mais j’imagine que ce genre de phénomène s’y retrouve aussi. Une personne qui s’était envolée pour l’Asie du Sud-Est pour faire la fête finit par expliquer, avec sérieux, qu’elle voulait “élargir ses horizons”. Un étudiant qui avait rejoint un club de tennis pour rencontrer des filles se met à vanter les “mérites du sport”.
Les raisons qui nous poussent à entreprendre quelque chose de nouveau sont toujours complexes, faites d’une multitude de hasards entremêlés. Si l’on est capable de répondre du tac au tac, avec assurance, « C’est pour telle raison », il y a fort à parier qu’on est déjà en train de réécrire sa propre vie. Mais peut-être est-ce ça aussi, être adulte : être capable de répondre clairement — quitte à se mentir un peu à soi-même.
À propos de l’auteur
Satoshi Ogawa est né en 1986 dans la préfecture de Chiba. Il fait ses débuts littéraires en 2015 avec De ce côté d’Eutronica (Yūtoronika no Kochiragawa, Hayakawa Books). En 2018, son roman Le Royaume des Jeux (Gēmu no Ōkoku, Hayakawa Books) remporte le 38ᵉ Grand prix Nihon SF ainsi que le 31ᵉ prix Yamamoto Shūgōrō. En janvier 2023, il reçoit le 168ᵉ prix Naoki—l’un des prix littéraires les plus prestigieux du Japon, récompensant des romans populaires d’exception—pour La Carte et le Poing (Chizu to Ken, Shūeisha, référence au roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire). Son œuvre la plus récente, Your Quiz (Kimi no Kuizu), est parue chez Asahi Shimbun Publishing.

© Seiichi Saito
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