« Voir ceux de mon âge, ou plus jeunes, réussir me rend nerveux »

Dans “Guide de survie en société d'un anti-conformiste”, l'auteur Satoshi Ogawa partage ses stratégies pour affronter le quotidien.

21.12.2025

TexteSatoshi Ogawa

© Tomoyuki Yanagi

Dans chaque numéro de Pen, l’écrivain Satoshi Ogawa, lauréat du prix Naoki, publie un essai inédit de sa série “Guide de survie en société d’un anticonformiste”. Il y partage avec finesse les stratégies originales qu’il met en place pour affronter les petits tracas du quotidien. Voici le onzième épisode, “Les affres de la précocité”.

La joueuse de tennis Maria Sharapova a remporté le tournoi de Wimbledon en 2004. À l’époque, j’étais lycéen, et sa victoire m’avait profondément surpris parce qu’elle était plus jeune que moi. Voir des personnes de mon âge, ou plus jeunes encore, s’illustrer dans un domaine quelconque me provoque un sentiment de panique : « Ils en sont déjà là, et moi, qu’est-ce que je fais ? » Ce malaise était d’autant plus vif à l’adolescence et dans la vingtaine. Je me comparais parfois à des figures célèbres, me disant « À mon âge, Steve Jobs avait déjà fondé Apple » ou bien « À cet âge, Einstein avait déjà formulé la théorie de la relativité restreinte ».

Sans même évoquer ces grands noms destinés aux manuels scolaires, je me comparais aussi à mon entourage. Tandis que tout le monde écoutait de la J-pop, j’admirais ce camarade de classe qui ne jurait que par la musique occidentale et je l’imitais, sans vraiment savoir pourquoi. Quand les autres s’habillaient chez Jeans Mate ou Right-on, j’allais acheter, à Harajuku ou Shimokitazawa, des Levi’s d’occasion mal taillés. À vrai dire, moi aussi, je faisais semblant d’être « précoce ». Au lycée, je buvais du café noir en affirmant que c’était bon, alors que l’amertume me donnait presque envie de vomir. À l’université, je lisais James Joyce sans vraiment comprendre ce que je lisais, je regardais des films français hermétiques, j’écoutais de la musique noise. Sans avoir aucune expérience réelle du monde adulte ou de la société, j’accumulais des savoirs et me persuadais d’avoir compris.

L’un de mes écrivains préférés, Ango Sakaguchi, appelait cette « précocité » une forme de « maturité ». Dans son essai Le vent, la lumière et mes vingt ans, il écrit que chacun traverse sans doute, entre l’enfance et l’âge adulte, une période où il se croit plus mûr que les adultes eux-mêmes. À force de se hisser sur la pointe des pieds pour imiter les grands et d’emmagasiner des connaissances, on en vient soudain à se sentir éclairé, comme si l’on avait saisi quelque chose d’essentiel. Mais cette maturité n’est pas enracinée dans l’expérience : c’est une maturité factice, dont on finit par prendre conscience avec le temps. Sakaguchi perçait à jour cette illusion en la qualifiant de « vide ».

Avec le recul, je me dis que si la compétence et le talent n’ont pas d’âge, l’expérience, elle, dépend inévitablement des années. Les jeunes que l’on décrit comme « remarquablement mûrs pour leur âge » jouent sans doute un rôle, faisant semblant d’être adultes. Aujourd’hui, à 36 ans, je reconnais pleinement l’extraordinaire talent et les efforts de Sharapova, devenue numéro un mondiale à 17 ans, mais j’éprouve aussi une certaine compassion pour ce que cela a dû lui coûter. Elle a certainement subi la jalousie, des attaques injustifiées et été traquée par les médias, observée dans chacun de ses faits et gestes. Affronter une telle situation à 17 ans ne pouvait qu’être éprouvant.

Beaucoup de romanciers publiés dès l’adolescence ne parviennent jamais à sortir un deuxième livre et disparaissent du milieu. Dès la parution d’un roman, on s’expose aux critiques de lecteurs que l’on n’a jamais rencontrés, à la jalousie de ses pairs, aux critiques en deçà de nos espérances. Sans une certaine accumulation d’expérience, sans une forme de résignation lucide face aux êtres humains et à la société, ces paroles blessantes risquent d’être reçues de plein fouet, au point de faire haïr l’acte même d’écrire.

Ce qui ressemble, à première vue, à un détour peut parfois se transformer en expérience salvatrice. Rien n’arrive trop tôt, rien n’arrive trop tard. Il n’existe peut-être qu’une seule chose : le moment juste.

 

À propos de l’auteur

Satoshi Ogawa est né en 1986 dans la préfecture de Chiba. Il fait ses débuts littéraires en 2015 avec De ce côté d’Eutronica (Yūtoronika no Kochiragawa, Hayakawa Books). En 2018, son roman Le Royaume des Jeux (Gēmu no Ōkoku, Hayakawa Books) remporte le 38ᵉ Grand prix Nihon SF ainsi que le 31ᵉ prix Yamamoto Shūgōrō. En janvier 2023, il reçoit le 168ᵉ prix Naoki—l’un des prix littéraires les plus prestigieux du Japon, récompensant des romans populaires d’exception—pour La Carte et le Poing (Chizu to Ken, Shūeisha, référence au roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire). Son œuvre la plus récente, Your Quiz (Kimi no Kuizu), est parue chez Asahi Shimbun Publishing.

© Seiichi Saito