Sou Fujimoto, « Quel rôle l’architecture peut-elle jouer à l’ère des divisions ? »
Dans un contexte où les fractures se creusent, l'architecte cherche désormais plus à « relier » qu'à « fragmenter ». Explication en interview.
À travers la conception du “Grand Anneau” de l’exposition universelle 2025 à Osaka, Sou Fujimoto a voulu interroger la manière dont les peuples du monde peuvent être reliés. Dans un contexte où les fractures se creusent, l’architecte revient sur le rôle que l’architecture peut assumer, tout en retraçant l’évolution de sa propre vision.

Sou Fujimoto, architecte. Né en 1971 à Hokkaido. Après des études à l’Université de Tokyo, faculté d'ingénierie, département d’architecture, il fonde en 2000 son agence, Sou Fujimoto Architects. Basé à Tokyo, Paris et Shenzhen, il réalise des projets au Japon comme à l’étranger. Il a été producteur du design du site de l’Exposition universelle 2025 à Osaka.
Vous avez été nommé producteur du design du site de l’Exposition universelle d’Osaka en 2020, soit cinq ans avant son ouverture. Dans quel état d’esprit étiez-vous au moment d’accepter cette mission ?
À l’époque, le débat autour du nouveau stade national pour les Jeux olympiques de Tokyo venait de s’achever, et il régnait une atmosphère où les créateurs hésitaient à s’engager dans des projets d’État. Refuser n’aurait pas été juste non plus. Je me suis dit qu’il fallait d’abord réfléchir au sens qu’avait une Exposition universelle aujourd’hui, et voir si je pouvais y trouver une raison valable.
On commençait à beaucoup parler de « division », et c’est justement parce que le monde semblait fragmenté que le cadre d’une Expo, qui réunit les nations, prenait une signification particulière. Depuis toujours, je considère que l’essence de l’architecture réside dans la création de lieux pour rassembler les gens. De ce point de vue, l’Expo incarnait ce que doit être l’architecture à son niveau le plus fondamental. C’était une mission qui me paraissait stimulante et riche de sens, et j’ai choisi de l’accepter.
Avant l’ouverture, l’Exposition a suscité de nombreuses critiques.
Je m’y étais préparé, mais cela a été plus intense que prévu (rires). Pourtant, dans un contexte où les avis étaient très partagés, mener le projet jusqu’au bout en restant fidèle à mes convictions a été une expérience inestimable. Avec le recul, je suis reconnaissant d’avoir eu un tel rôle. La réalisation du “Grand Anneau”, une proposition assez radicale, n’aurait pas été possible sans la confiance des organisateurs.

“Grand Anneau” (Osaka). © Iwan Baan
Et le jour de l’ouverture, qu’avez-vous ressenti ?
Voir les visiteurs entrer d’un seul mouvement m’a profondément ému. Les gens semblaient heureux simplement de marcher sur l’anneau. À l’approche du coucher du soleil, une foule immense s’y rassemblait. Partager un moment aussi simple que regarder ensemble le soleil disparaître à l’horizon est rare. L’anneau mesure environ 675 mètres de diamètre, et l’on distingue au loin des silhouettes qui marchent : chacun est séparé, mais une conscience commune naît, comme une forme de connexion invisible.
Ce fut un moment très fort. J’ai ressenti de nouveau que « l’architecture n’existe que lorsqu’elle est habitée ». Ce que nous avions bâti avec conviction semblait parvenir jusqu’aux visiteurs, et cela m’a rempli de joie. J’ai compris alors que l’architecture pouvait réellement transmettre un message. Devant ce paysage, toutes les difficultés traversées m’ont semblé dérisoires, comme si tout était purifié d’un coup (rires).
Après cette expérience, avez-vous constaté une évolution dans votre manière de voir ?
Oui, surtout dans ma conscience de l’avenir. Une Expo oblige à se projeter au moins cinquante ans plus loin. J’ai cherché à appréhender de façon plus concrète ce que deviendraient le monde et la société une fois que je n’y serai plus. La naissance de mon enfant à la même période a certainement renforcé cette perception.
Votre regard sur le monde a donc changé.
Je crois que mon regard sur la société s’est affirmé. Même dans un contexte mondial marqué par les divisions, je suis convaincu que des mondes différents peuvent se rejoindre. C’était le message que je voulais transmettre à travers le “Grand Anneau”, et désormais je ne le crois pas seulement intellectuellement : je le ressens intimement. Cette idée de fragments qui restent reliés m’accompagne depuis longtemps. Un de mes premiers projets, un centre de soins psychiatriques pour enfants, reposait déjà sur ce principe : offrir à la fois des espaces intimes, où l’on pouvait se cacher, et des lieux communs qui favorisaient le lien.
À l’époque, mon approche était plutôt diffuse, cherchant à valoriser la diversité et les états fragmentés. Cette sensibilité demeure, mais je pense qu’à l’ère des divisions, elle n’est plus suffisante. Reconnaître la pluralité tout en ménageant un point de convergence, un espace où les liens peuvent se tisser en douceur, me paraît désormais essentiel. C’est sans doute l’évolution la plus marquante dans ma pensée.

“Centre de soins psychiatriques pour enfants” (Hokkaido). © Daici Ano
Votre agence a fêté ses 25 ans. Quel regard portez-vous sur votre parcours ?
Après mes études, j’ai passé six années sans emploi ni recherche universitaire, presque comme un « NEET » (not in education, employment or training — ni étudiant, ni travailleur, ni en formation). Ce fut une période précieuse où j’ai pu réfléchir en profondeur à ce que serait mon rapport à l’architecture. J’ai identifié quatre thèmes fondamentaux : « l’espace et le corps », « la ville et l’architecture », « l’intérieur et l’extérieur », et « la nature et l’architecture ». Peu à peu, au fil de concours et de projets, ces réflexions se sont incarnées.
Par exemple, sur le thème de « nature et architecture », j’avais proposé pour le concours du “Musée d’art d’Aomori” en 2000 non pas un grand bâtiment monolithique, mais une succession de galeries comme des corridors qui serpentaient entre les arbres du site. J’ai obtenu le deuxième prix. C’était la première fois que je recevais une telle reconnaissance, en tant que jeune architecte inconnu, et cela m’a donné confiance. En concevant ensuite des maisons, j’ai compris que je pouvais réellement exercer ce métier.

Proposition pour le concours du “Musée d’art d’Aomori” (concept). © Sou Fujimoto Architects
On peut dire que c’est là qu’est né l’architecte Sou Fujimoto.
Les années 2010 ont été décisives. En 2011, même si les projets ne se sont pas réalisés, j’ai remporté deux concours internationaux en Serbie et à Taïwan. Surtout, après le séisme de 2011, j’ai rejoint Toyo Ito, Kumiko Inui et Akihisa Hirata dans le projet “La Maison pour tous de Rikuzentakata”, dédié à la reconstruction.
Nous avons multiplié les propositions de nouvelles architectures sur un territoire où tout avait été détruit par le tsunami, mais aucune ne paraissait juste. J’ai alors compris qu’il ne s’agissait pas d’inventer à partir de notre savoir ou de nos idées, mais d’écouter attentivement la culture locale, le vécu des habitants, et de nous mettre à l’écoute de la singularité du lieu. C’est ainsi qu’une architecture véritablement universelle peut naître. Cette prise de conscience du rôle de « l’écoute » a marqué un tournant dans ma pratique.

“La Maison pour tous de Rikuzentakata” (Iwate). © Naoya HATAKEYAMA
Vers une société qui reconnaît la diversité tout en favorisant des liens souples
Vous évoquez une expérience qui vous mène directement à vos projets plus récents.
Oui. L’aboutissement de ces réflexions s’est cristallisé dans le “Pavillon de la Serpentine Gallery” à Londres en 2013. C’était comme la synthèse de mes quatre thèmes fondamentaux, l’aboutissement de plus d’une décennie de travail. Cela m’a procuré un sentiment de libération.

“Pavillon de la Serpentine Gallery” 2013 (Royaume-Uni). © Iwan Baan
Depuis, vos projets internationaux se sont multipliés et votre style semble se transformer à chaque réalisation.
Effectivement. Vers cette période, je ressentais que mes désirs personnels – « je veux faire cela », « cela me paraît intéressant » – ne suffisaient plus. Mon expérience à Rikuzentakata m’avait montré qu’il fallait chercher plutôt ce que révèle un lieu : son climat, sa culture, la vie de ses habitants, ce qui en fait à la fois quelque chose d’unique et d’universel.
Par exemple, à Montpellier où le climat est si doux, j’ai imaginé de grands balcons en saillie pour l’immeuble “L’Arbre Blanc” (2019). À Budapest, pour la “Maison de la Musique hongroise” (2021), située dans un parc boisé, j’ai conçu une salle de concert en continuité avec la forêt. Chaque projet est né de cette confrontation directe avec le lieu, dans une démarche joyeuse. Les idées de fond restent, mais la diversité des résultats est telle qu’on pourrait croire que chaque bâtiment a été conçu par un architecte différent. C’est à ce moment-là que j’ai pu vraiment goûter la diversité du monde. Recevoir ensuite l’offre pour l’Expo universelle, réunissant plus de 150 pays et régions, a été comme une continuité naturelle et réjouissante.

“L’Arbre Blanc” (Montpellier, France). © Iwan Baan

“Maison de la Musique hongroise” (Hongrie). © Iwan Baan
Où se dirige aujourd’hui votre architecture ?
En préparant l’exposition The Architecture of Sou Fujimoto: Primordial Future Forest au Mori Art Museum, j’ai revisité mon travail. Cela m’a fait comprendre que si l’importance d’« être fragmentés » demeure, mon intérêt se déplace désormais vers les manières de « relier ». Les connexions, qu’elles soient architecturales ou sociales, sont essentielles.
Vous traversez donc une nouvelle phase.
Oui. Le projet le plus emblématique de cette réorientation est le complexe en cours de conception à Sendai : une salle de concert intégrée à un mémorial du séisme, près de la station Kokusai Center. Le bâtiment se déploie en plusieurs strates de planchers flottants, reliés par la puissance du son. L’idée est qu’à l’occasion de cérémonies commémoratives, l’ensemble de l’espace résonne à l’unisson, permettant de partager musique et mémoire. J’ai voulu penser à la manière dont les émotions et les souvenirs liés à la catastrophe, différents pour chacun, pouvaient être reliés. À travers de tels projets, j’aimerais que l’architecture permette à chacun d’exister dans sa singularité tout en s’inscrivant dans une société capable de se relier avec douceur.

Complexe du quartier nord de la station Kokusai Center (nom provisoire, Sendai, Miyagi). © Sou Fujimoto Architects

Plaque à l’entrée du bureau de Sou Fujimoto Architects, Tokyo.
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