Un artisanat ancré dans la nature et les paysages du quotidien d’Okinawa
Ai et Hiroyuki Tokeshi emploient du bois d'Okinawa, très contraignant, en héritiers d'une tradition locale du travail du bois et de la laque.

Hiroyuki Tokeshi est né en 1980 à Okinawa. En 2003, il devient apprenti à l’atelier Kirimoto Mokkō à Wajima. Après avoir quitté l’atelier, il se forme au tournage sur bois auprès de Shigeru Kanchō, puis rentre à Okinawa pour s’installer à son compte. En 2011, il présente sa première exposition personnelle sous le nom de Mokushikkō Tokeshi. Depuis 2016, il développe également la marque Nakayama Mokkō. Ai Tokeshi est née en 1979 à Okinawa. En 2003, elle travaille à Wajima dans les ateliers de Toshio Fukuda et Akito Akagi. De retour à Okinawa en 2010, elle s’installe comme indépendante. Depuis 2011, elle présente ses œuvres au sein de Mokushikkō Tokeshi et poursuit parallèlement une activité personnelle en tant qu’artiste de la laque.
Installés à Nago, dans le nord de l’île d’Okinawa, Hiroyuki et Ai Tokeshi sont à la tête de l’atelier Mokushikkō Tokeshi. Les bols, ustensiles et objets de la vie quotidienne qui naissent de leurs mains semblent imprégnés de la vitalité généreuse et sauvage de la terre, telle qu’elle sommeille dans la forêt de Yanbaru qui s’étend à perte de vue autour de leur atelier.
« Le bois que nous utilisons provient exclusivement d’Okinawa. Sous l’influence du climat subtropical et de la nature des sols, les arbres ne poussent pas très haut et présentent souvent des formes tortueuses. Leur texture varie énormément, du plus tendre au plus dur, et l’humidité et la chaleur les rendent particulièrement vulnérables aux insectes. En tant que support pour la laque, ce sont des matériaux extrêmement difficiles à travailler. »
À l’échelle nationale, il serait pourtant bien plus simple de se procurer des essences adaptées à la fabrication de pièces laquées. Pourquoi alors s’obstiner à travailler des bois locaux, réputés si contraignants ?
« Parce que nous vivons ici. C’est aussi simple que cela. »
Nés tous deux à Okinawa, Ai et Hiroyuki se forment d’abord dans un centre de formation artisanale du département : elle y étudie la laque, lui le travail du bois. Ils partent ensuite pour Wajima, haut lieu de l’art de la laque, où ils deviennent apprentis auprès de maîtres artisans et assimilent avec rigueur les techniques traditionnelles. Après sept années de formation, ils rentrent à Okinawa, prêts à s’installer à leur compte. Mais ils se heurtent alors à un obstacle inattendu.
« Nous avions acquis les techniques, mais aucune image claire de ce que nous voulions créer ne parvenait à émerger. Nous ne savions tout simplement pas par où commencer. »
C’est alors qu’ils sont frappés par une phrase de Jissei Ōmine, un maître de la céramique de Yomitan, qui les touche profondément : « la création est une affaire de pensée, le résultat vient naturellement ».
« Nous avons compris qu’il fallait tendre la main vers ce qui se trouvait juste devant nous : la nature d’Okinawa, le passage du temps, les scènes de la vie quotidienne. Les réponses étaient là, tout près. »
Une pratique qui s’appuie sur des savoirs transmis oralement
Les caractéristiques mêmes du bois d’Okinawa, d’abord perçues comme un obstacle, deviennent alors une chance. À mesure qu’ils travaillent la matière, les paysages, le climat et le rythme de vie de l’île se reflètent de façon de plus en plus évidente dans leurs pièces, clarifiant peu à peu ce qu’ils recherchent véritablement.
« Les laques raffinées de Wajima sont bien sûr magnifiques. Mais vivre à Okinawa et travailler le bois de cette île nous a appris à voir la beauté de bols plus simples, où l’on ressent pleinement la texture du bois. »
Les arbres qu’ils utilisent ont grandi librement, à l’état sauvage. Leur forte personnalité se traduit par des singularités parfois difficiles à maîtriser, exigeant un travail long et minutieux lors des finitions.
« Pour certaines essences, il n’existe aucune documentation de référence. Nous nous appuyons donc sur le savoir transmis par les anciens, notamment les ojii du voisinage. En accumulant les expériences et les échecs, nous avons progressivement appris à anticiper et à résoudre les problèmes. »
Si le matériau de départ n’est pas idéal, l’artisan doit savoir en saisir rapidement les singularités, y apporter les gestes adéquats et trouver par lui-même la voie qui permettra à la matière de se déployer avec justesse. En poursuivant, sans relâche, un travail du bois et de la laque ancré dans Okinawa et dans son époque, le duo est convaincu que naîtra inévitablement une forme de création qui ne peut exister qu’ici.
« Nous voulons exprimer avec sincérité la richesse de notre expérience réelle et notre vie quotidienne. C’est cette sensibilité que nous tenons à préserver. »
Le deigo, arbre emblématique d’Okinawa et fleur officielle du département, en est un bon exemple. Ses fleurs rouge vif, qui s’épanouissent au début de l’été, sont spectaculaires, mais son tronc est extrêmement tendre et moisit rapidement s’il est laissé sans soin. En revanche, il absorbe remarquablement bien la laque et offre une bonne stabilité dimensionnelle en tant que support. En prêtant l’oreille à ce que le matériau a à dire, en s’en approchant avec délicatesse, les Tokeshi cherchent à lui donner une forme juste, sans contrainte excessive. Cette posture attentive se lit clairement dans leurs pièces laquées.
Une forme de création unique à Okinawa
Quinze ans après le début de leur parcours, ils poursuivent leur activité commune sous le nom de Mokushikkō Tokeshi, tout en développant chacun des projets personnels. Ai approfondit l’étude des laques traditionnelles des Ryūkyū, tandis que Hiroyuki explore de nouvelles façons de valoriser les bois d’Okinawa à travers sa propre structure, Nakayama Mokkō, dédiée aux objets en bois.
« Autrefois, Okinawa possédait une véritable histoire du travail du bois et de la laque. Des maisons et du mobilier en bois y étaient fabriqués, et des ateliers placés sous contrôle de l’État produisaient de somptueuses pièces de laque destinées aux offrandes et aux tributs. Maintenant que ce qu’il est possible de faire ici nous apparaît plus clairement, nous souhaitons, avec un profond respect pour ces traditions, créer aussi des « ustensiles de fête », destinés aux célébrations, au Nouvel An ou aux moments heureux partagés en famille. »
Ne pas se laisser entraver par la tradition, tout en sachant observer avec finesse les évolutions de son temps : cette capacité à se transformer sans perdre sa générosité serait, selon eux, l’une des caractéristiques d’Okinawa.
« Les savoirs, les techniques, la culture et l’histoire que les générations passées ont façonnés au fil de la vie constituent notre socle. C’est parce qu’il y a eu un passé que nous sommes là aujourd’hui. C’est avec cette conscience que nous travaillons chaque jour. »
Plus d’informations sur Mokushikkō Tokeshi sur le site internet de l’atelier (en japonais) et son compte Instagram.

Outre le bois qu’ils achètent dans des scieries, il leur arrive de recevoir des troncs bruts. Les matériaux sont d’abord stockés dans un entrepôt voisin, puis transférés à l’atelier juste avant le travail. Dans l’espace semi-ouvert situé devant l’entrée, le bois attend patiemment le moment où il sera lentement sculpté en une forme harmonieuse.

Même en se limitant aux essences locales, les bois disponibles varient selon les périodes. Cette diversité de textures et de grains fait partie intégrante du charme des pièces de Mokushikkō Tokeshi. À droite, un bol pour enfant, 12 100 ¥ ; en haut, un bol, 18 700 ¥ ; en bas, bol Wakuta (du nom d’un type de poterie traditionnel d’Okinawa) , 16 500 ¥. Tous sont en camphrier.

En haut, des plateaux ronds en “shimaguwa” (mûrier d’Okinawa), grand (prix non communiqué), petit 35 200 ¥ ; en bas à droite, deux assiettes en “itajii”, grande 14 300 ¥, petite 11 000 ¥ ; en bas à gauche, une assiette à bord en camphrier, 15 400 ¥.

Des bols à la silhouette ample et fluide, dont la forme marquante tient naturellement dans la main lorsqu’on les soulève. À droite, un bol à rebord évasé en “iju”, 22 000 ¥ ; à gauche, un bol pour enfant en camphrier (haut), 14 300 ¥.

La branche dédiée aux objets en bois de Mokushikkō Tokeshi, Nakayama Mokkō, développe également des pièces en collaboration avec le studio de design okinawaïen Luft. Parmi elles, des baguettes carrées en “itajii” et des repose-couverts en “sōshiju”. Chaque arête des baguettes est soigneusement chanfreinée, offrant une prise en main douce et une forme qui épouse naturellement les gestes.

Autres pièces signées Nakayama Mokkō. À droite, un étui à clés en “hamasendan”, 8 800 ¥ ; À gauche, une boîte à cotons-tiges en “hamasendan”, 6 600 ¥.

Parallèlement à son travail d’artisan, Hiroyuki Tokeshi développe également une pratique plus personnelle de créateur. Pour ce plateau à angles rentrants en “hamasendan”, il applique lui-même une finition en “fuki-urushi” (laque essuyée).

Dans l’espace en saillie, conçu comme un atelier de dégrossissage, s’alignent, dans un espace restreint, scies électriques, rabots et autres machines de menuiserie. C’est ici que le bois acheté est découpé dans des formes approximatives, en fonction de la taille et de l’usage des pièces à venir.

Assis directement au sol, les jambes croisées, Hiroyuki Tokeshi procède aux ultimes finitions. « Plutôt que d’être assis sur une chaise, cette position me permet de bouger librement les genoux. Le corps est plus stable, et la force plus facile à contrôler. »

En sentant la surface du bois du bout des doigts de la main gauche, il fait glisser lentement le rabot, affinant avec soin les arêtes des boîtes.

Les nombreux outils disposés à côté de l’établi. L’attention portée à chaque objet personnel transparaît dans leur disposition.

Sur le mur de l’atelier, des rabots de tailles diverses sont alignés avec une rigueur presque graphique.

Toutes les étapes de la laque sont prises en charge par Ai. Assise à son bureau, elle travaille seule, silencieusement, en enchaînant les gestes avec constance. Entre deux opérations, le vert de la végétation qui entoure l’atelier, aperçu au détour d’un regard, contribue à apaiser son esprit.

Échantillons illustrant les différentes étapes, de la préparation du support aux couches de finition. Ajuster la laque de multiples façons, selon l’état du matériau et l’usage prévu, fait partie des spécificités de Mokushikkō Tokeshi.

La pièce de travail est remplie de matériaux variés. Dans les bocaux en verre se trouvent les pigments utilisés pour les laques colorées, la poudre de bois servant à combler les jointures ou les fissures du support, ainsi que l’huile destinée au nettoyage des pinceaux.

À côté des bols aux lignes sobres qu’elle crée pour Mokushikkō Tokeshi, Ai s’attèle depuis quelque temps à la reconstitution de pièces issues de la tradition de laque des Ryūkyū. Sur la photo, un bol “kuro-urushi unryū raden”.

Pendant les opérations de laque, une vigilance extrême est nécessaire afin d’éviter que poussières ou impuretés ne se mêlent à la matière. Avant l’application, la laque est filtrée à l’aide de papier afin d’en retirer les particules les plus fines.

Spatules en forme de cuillère déposées en attendant que la laque sèche. En absorbant l’oxygène de l’air, la laque durcit lentement. Accorder du temps, patiemment, pour la laisser se développer est le principe fondamental de la fabrication des objets laqués, afin d’obtenir des pièces à la fois solides dans leur structure et d’une surface parfaitement lisse.
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