Réinventer l’espace et le temps pour tisser de nouveaux récits à Taïwan

Des lieux emblématiques de Taipei et ses environs ont été réhabilités pour trouver de nouveaux usages et publics, sans oublier leur héritage.

07.08.2025

Texte et éditionJunko Kubodera (1, 2), Masako Togawa (3, 4) PhotographiesAya Kawachi (1, 2), Mitsugu Uehara (3, 4)

À travers le regard du créateur Yu Chih-Wei, des lieux emblématiques de Taipei et ses environs révèlent leur potentiel à conjuguer mémoire du territoire et dynamiques contemporaines.

1. Du marché à la taverne : la transformation du marché Xinfu à Taipei

Le marché Dongsanshui regorge de commerces vendant des produits frais de montagne et de mer, attirant en fin de semaine autant les habitants que les touristes.

Inauguré en 1935 sous l’occupation japonaise, le marché Xinfu à Taipei a longtemps été un centre névralgique de la vie locale, particulièrement dans les années 1950. Mais avec la modernisation de la ville, l’activité du lieu décline progressivement. En 2006, l’édifice en forme de fer à cheval est toutefois reconnu comme patrimoine culturel et inscrit au registre des sites historiques de Taipei. C’est alors une nouvelle histoire qui commence.

Reconverti en un espace mêlant gastronomie, transmission et réflexion urbaine, le marché retrouve une vitalité inédite. Le restaurateur Lee Cheng-Tao y imagine un concept original de « taverne de jour », un lieu hybride où il est possible de consommer librement les produits achetés dans le marché voisin de Dongsanshui. Entre célébration des gestes quotidiens et ouverture vers de nouveaux usages, l’espace s’impose comme un trait d’union entre passé et présent.

« À Taïwan, il existe une culture du banquet, où l’on se rassemble autour d’une grande table ronde. En réutilisant d’anciennes tables circulaires et des matériaux de récupération, j’ai voulu créer un lieu qui relie les gens à travers la nourriture du marché », explique Lee Cheng-Tao.

Une fois la boisson commandée et une place trouvée, les convives peuvent emprunter de la vaisselle et partir arpenter les étals pour emporter des mets cuisinés. Coquillages marinés à l’ail et à la sauce soja, saucisses de riz gluant, patates douces tout juste sorties du cuiseur vapeur, châtaignes d’eau, crevettes bouillies servies avec des nouilles en bouillon et une généreuse poignée de coriandre : l’expérience est résolument locale, à la fois modeste et savoureuse.

Le lieu, traversé de poutres anciennes et ponctué d’objets détournés – comme ces paniers vapeur transformés en suspensions ou ces plateaux devenus tables –, conserve le charme d’un passé réinventé. Il attire aussi bien les habitants que les visiteurs de passage. On y trouve également une école de cuisine dédiée aux plats traditionnels ainsi qu’un espace d’événements consacré à la culture taïwanaise, renforçant la vocation du lieu comme point de rencontre.

Comme le résume Yu Chih-Wei : « Le marché, lieu du quotidien, se transforme ici en taverne, en un geste de réinvention de l’espace. » Un passage de relais entre mémoire et invention.

Marché Xinfu, Taverne de journée du quartier Wanhua

Adresse : aux alentours du n°70, rue Sanshui, district de Wanhua, Taipei (dans le marché culturel de Xinfu)

Téléphone : +8862-2308-1092

Horaires d’ouverture : de 10h à 18h, fermé le lundi.

umkt.jutfoundation.org.tw/en?language=en

À l’entrée du marché, patates douces et épis de maïs sont cuits dans d’immenses paniers vapeur. Ici, une spécialité taïwanaise : la châtaigne d’eau. Sa chair blanche, enfermée dans une coque noire, offre une texture fondante rappelant celle de la châtaigne.

À gauche : une généreuse portion de vermicelles de riz, agrémentée d’une abondante couche de coriandre, prête à emporter. À droite : coquillages tels que clams et palourdes marinés dans une sauce à l’ail et au soja, parfaits pour accompagner un verre. Sans oublier une large variété de produits à base de pâte de poisson, autres délices à emporter.

Entrée du marché Dongsanshui, dans le quartier du Temple Longshan. L’accès au marché Xinfu se trouve au cœur de cette rue commerçante.

À gauche : à l’intérieur, un espace d’exposition présente la culture taïwanaise, accompagné d’une salle pour conférences et événements, faisant de ce lieu un carrefour d’échanges culturels. À droite : partie centrale du bâtiment en forme de fer à cheval, construit durant la période d’occupation japonaise. La structure d’origine est préservée, tandis que l’intérieur a été entièrement rénové.

À gauche : Lee Cheng-Tao, responsable de la gestion de la taverne. Producteur publicitaire de renom, il s’investit aussi activement dans des projets de revitalisation urbaine. À droite : Une fois les plats achetés au marché disposés sur la table et les boissons commandées, le banquet peut commencer. Vaisselle et condiments sont prêtés au comptoir de la taverne. Du vendredi au dimanche, une réservation est requise. La carte propose aussi des bières artisanales taïwanaises et des alcools issus de collaborations avec des brasseurs japonais.

Espace de restauration sur le thème de la « taverne de journée », où l’on déguste les plats achetés au marché. Les poutres centrales et les enseignes du comptoir témoignent de l’époque où ce lieu était un marché traditionnel.

2. Sidoli Radio : un petit studio d’édition reliant les souvenirs par le son

Dès l’entrée, un espace café où l’on peut commander cafés et snacks au comptoir. Au fond, une salle semi-privée offre un cadre intime pour se détendre à sa guise.

Situé dans le quartier historique de Dadaocheng, Sidoli Radio 小島裡 est un lieu imaginé par Yu Chih-Wei et le designer Fang Xu-Zhong. Ce café doté d’un studio d’enregistrement de podcasts offre une double immersion : sous ses pieds, dans un abri anti-aérien datant de l’occupation japonaise, sont en vente cassettes et vinyles, principalement de musique populaire taïwanaise et internationale.

« “Sidoli” vient d’une déformation du mot anglais “story”, telle que prononcée par les Japonais à l’époque, qui a été entendue par les Taïwanais comme “sidoli”. Le langage évolue avec le temps et l’espace. Ici, nous sommes un petit studio qui relie sons et contenus », explique Yu Chih-Wei.

Partant du constat que le son est, pour l’être humain, un mode de communication plus primitif que la parole, Sidoli Radio s’attache à transmettre les récits de la ville à travers le son. Les enregistrements sont réalisés dans des lieux emblématiques du quartier voisin de Dihua Street, tels que des commerces historiques ou des temples. En archivant ainsi la mémoire sonore de l’histoire et du présent taïwanais, l’équipe nourrit aussi l’ambition d’étendre ce projet aux langues japonaise et coréenne.

Passer un moment dans cet espace, à écouter la musique populaire taïwanaise des années 1980 et 1990 sur cassette, c’est s’offrir une expérience singulière, hors du temps et des lieux.

Sidoli Radio 小島裡

Adresse : 1er étage, 245 Chang’an West Road, district Datong, Taipei

Téléphone : +8862-2552-5300

Horaires d’ouverture : de 11h à 18h (du mercredi au dimanche). Limité à 2 heures par visite, sans réservation possible. Fermeture irrégulière.

sidoli.tw

Le long couloir souterrain était autrefois un abri anti-aérien. Au fond, un néon affiche la phrase culte du film “Retour vers le futur” : « Where we’re going, we don’t need roads. »

À gauche : café latte préparé avec des grains soigneusement sélectionnés, accompagné d’un croissant parfumé. Des cassettes audio vierges sont également en vente. À droite : Yu Chih-Wei a choisi une playlist centrée sur les années 1980, avec Diana Ross, Michael Jackson, The Rokset, entre autres. Ici, la musique devient un vecteur d’échanges transcendant générations et cultures.

Le DJ booth fait aussi office de studio d’enregistrement. Les podcasts enregistrés sont diffusés sur le site officiel.

3. Se délier corps et esprit au cœur d’une ruine marquée par la mémoire minière chez Mineless

Le salon de thé, conçu pour une acoustique parfaite, se distingue par sa forme semi-ovale singulière. Dans l’ombre et le silence, la pensée s’approfondit naturellement.

À environ une heure de route de Taipei, la campagne s’étend peu à peu sous le regard du voyageur jusqu’à atteindre un lieu secret, niché au milieu d’une végétation luxuriante. Ancien bureau d’une mine de charbon, cet espace a su capter l’attention d’un public sensible à la créativité, accueillant réceptions de marques et événements variés. Dès 1918, cette zone prospérait grâce à l’exploitation minière qui, à son apogée, employait jusqu’à 3000 ouvriers. En 2000, la fermeture de toutes les mines de Taïwan a plongé le site dans le silence.

En juin 2023, le lieu renaît sous le nom de Mineless 無礦, fruit d’une rénovation signée par le collectif « Natural Journey Architecture Team », dirigé par le talentueux architecte taïwanais Divooe Zein. Fidèles à l’esprit du lieu, ils ont préservé la nature sauvage qui s’était emparée des ruines, tout en insufflant élégance et fonctionnalité dans chaque détail.

« Un espace d’exposition en ruine, enveloppé par la nature, où corps et esprit peuvent se retrouver et se ressourcer », résume Yu Chih-Wei, qui recommande vivement ce havre. Le murmure du vent, le bruissement des feuilles, les rayons de lumière filtrant à travers les arbres composent une expérience immersive au sein d’une mine perdue — et d’un soi réinventé. Un sanctuaire où l’on se détend pleinement, corps et âme.

Mineless 無礦

Adresse : 119-1, Zhuntou, Jinzhunli, district Sanxia, New Taipei

Téléphone : +8862-2674-9678

Uniquement sur réservation.

www.mine-less.com

À gauche : des traverses de chemin de fer renforcent les murs. Le choix des matériaux allie fonctionnalité et harmonie avec la structure existante. À l’arrivée, une eau de bienvenue délicatement parfumée à la fleur de magnolia. À droite : des plats délicats et soignés qui mettent à l’honneur les légumes de saison. Réservation possible pour plus de 10 personnes. 1620 TWD par personne, séance limitée à 3 heures.

Plusieurs bâtiments recouverts de végétation s’alignent, reliés par des escaliers extérieurs et des passerelles. On y trouve des salons confortables avec canapés ainsi qu’un salon de thé à l’acoustique remarquable, offrant une variété d’espaces.

Une cuisine ouverte et lumineuse. Selon le budget et les besoins, un buffet peut être proposé. En face, une salle à manger agréable et accueillante.

4. À 0km, se ressourcer dans une forêt urbaine hors du temps

Une maison de plain-pied nichée entre des immeubles collectifs, entourée d’arbres anciens qui veillent sur le site depuis des décennies, ainsi que d’espèces endémiques transplantées.

« Un havre de calme entre la montagne et la ville, où le contact avec les plantes fait remonter les mémoires du corps », décrit Yu Chih-Wei. Autour d’une ancienne maison japonaise, une végétation dense et variée s’épanouit — plus d’une centaine d’espèces différentes, toutes endémiques à Taïwan, dont plusieurs menacées d’extinction.

Utilisé dans les années 1930 comme résidence du département forestier du gouvernement colonial japonais, ce site est ensuite passé sous la tutelle de l’Office forestier (aujourd’hui Bureau de la conservation forestière). En 2006, la zone est classée monument historique. La découverte d’un Taiwania de plus de 100 ans a déclenché une mobilisation locale pour sa préservation. En mars 2024, la collaboration entre acteurs publics et privés donne naissance à 0km 山物所, un projet pensé comme une porte d’entrée vers la nature taïwanaise en milieu urbain.

Le site rassemble six bâtiments, dont une boutique, un café, des espaces éphémères et une salle d’événements, pour diverses expériences. Cette coexistence de plantes provenant de divers habitats et altitudes crée une forêt au cœur de la ville, un espace suspendu hors du temps et de l’espace où l’on oublie presque qu’on est à Taipei.

0km 山物所

Adresse : n°21, allée 203, section 2, Jinshan South Road, district Da’an, Taipei

Horaires : de 11h à 19h, fermé les jours annoncés sur les réseaux sociaux.

www.0km.com.tw

À gauche : la boutique propose une sélection liée à la forêt tels que des spiritueux et snacks élaborés avec soin, ainsi que des articles outdoor, des produits d’aromathérapie et des collaborations avec des marques durables. À droite : le bâtiment B, où sont exposés des produits d’aromathérapie, se distingue par une harmonie réussie entre architecture ancienne et design contemporain. L’organisation des lieux, conçue pour accueillir deux familles, est également intéressante.

Spiritueux issus de la patate douce et des fruits taïwanais.

Xie Junxuan (à gauche) et Lu Zhihao, nos guides passionnés, recrutés spécialement pour ce projet, partagent leurs explications avec un soin et un enthousiasme palpables.