Keita Motooka ouvre une brèche vers l’irréel grâce à ses sculptures en papier mâché
L’artiste utilise un procédé qu'il a inventé pour créer des formes distordues dont la teinte est déjà intégrée au matériau.

Keita Motooka (né en 1999 à Hiroshima) est actuellement en post-doctorat à l’Université des Arts de Tokyo. Lauréat du Mynavi Art Award à l’Artists’ Fair Kyoto 2025. Il participe à une exposition collective en mai chez Lloyd Works Gallery et WHAT CAFE, et présentera une exposition personnelle en juin à la Gallery Dalston.
Une pince de crabe géante surgissant du sol, une barque monochrome suspendue dans les airs par un grillage métallique, une plante en pot figée dans une posture tordue — les sculptures de Keita Motooka n’ont rien d’ordinaire. Présentées en février dernier à la foire d’art contemporain Artists’ Fair Kyoto, ces œuvres intrigantes lui ont valu le Grand Prix de la compétition dédiée à la jeune création. Mais au-delà de leur étrangeté formelle, un détail frappe : elles sont intégralement faites de papier.
La technique utilisée par l’artiste, qu’il nomme lui-même yûkyoku-hariko — littéralement « papier mâché distordu » — repose sur un procédé qu’il a inventé. Du papier teinté est imprégné d’une résine à base d’acétate de vinyle, avant d’être appliqué sur un moule. Cette résine fait office de colle, durcissant peu à peu le papier jusqu’à figer sa forme. Contrairement à la plupart des sculptures en papier mâché, la couleur n’est pas appliquée après coup : c’est la matière elle-même qui est déjà teinte. Keita Motooka superpose ces fragments colorés comme un peintre poserait des touches de pigment sur sa toile.
C’est au cœur de la pandémie que l’artiste a pris cette voie. Privé d’accès à l’atelier universitaire, il se met en quête d’un médium qu’il puisse travailler chez lui.

“Paysage avec poteau électrique”, 2024. Papier, résine à base d’acétate de vinyle, bois. 101×151×45 cm. Collée directement au mur de l’atelier, cette sculpture récente figure un enchevêtrement de câbles qui semble littéralement sortir du cadre pour envahir notre monde.
« J’ai testé d’autres matériaux, mais le papier, on en trouve facilement au magasin de bricolage du coin, et il ne fait pas de bruit quand on travaille. C’était grisant, je pouvais créer sans limites. Cela dit, c’est seulement lorsque j’ai pu reprendre les cours à l’université que j’ai véritablement commencé à créer des œuvres en yûkyoku hariko. Le fait de pouvoir renouer avec les autres m’a donné envie de modeler un ami en papier. C’est là que je me suis interrogé : pourquoi, justement, ce matériau ? J’ai commencé à creuser la structure, à retirer l’armature pour ne garder que l’enveloppe. La forme s’est mise à se tordre, à se déformer — c’était inattendu, et passionnant. Il y avait là, dans cette vision, comme une brèche vers l’irréel. »
La première œuvre ainsi réalisée figure un personnage et des crosses de fougères warabi et zenmai. Avant de sculpter, Keita Motooka avait d’abord esquissé le paysage dans lequel ces éléments prenaient place, avant de le transposer en volume, donnant forme à l’ensemble sous la forme d’une sculpture. Un processus qui prend racine dans son enfance : autrefois joueur de baseball, il aimait, entre deux entraînements, laisser son imagination vagabonder sur le terrain, y inventant des scènes singulières. Une disposition d’esprit qui semble encore irriguer son travail aujourd’hui — au point qu’il lui arrive, ces dernières années, de peindre directement des paysages sur ses sculptures.
Dans son atelier, plusieurs de ces pièces sont exposées. Lorsqu’on les observe avec attention, une étrange sensation s’installe. L’une d’elles, accrochée au mur, représente une scène autour d’une table : une sculpture qui donne à voir non seulement les objets, mais aussi l’ombre du mobilier, avec une perspective rigoureusement construite selon les règles de la peinture. L’œil hésite : s’agit-il d’une image ou d’un volume ? Cette ambiguïté – cette fusion inattendue entre les dimensions de la peinture et celles de la sculpture – confère à l’œuvre une étrangeté tenace, presque troublante.
Interrogé sur ses préoccupations actuelles, Keita Motooka évoque un geste central dans sa pratique : celui de « coller ».
« La crucifixion du Christ en est un exemple : il s’agit d’un corps cloué. Et en architecture, on parle aussi de “fenêtres fixes” — littéralement “mises à mort”, car elles sont condamnées, figées dans la structure. Depuis longtemps, ces procédés existent dans la sculpture comme dans l’architecture. Ce qu’ils ont en commun, je crois, c’est qu’ils soulignent l’existence même de la chose, sa présence. Ce qui m’intrigue aussi, ce sont les autocollants de personnages : on y retrouve souvent une pose emblématique du héros, détachée du récit, que l’on peut coller sur n’importe quel support. Ce geste de collage détache la figure de son contexte, tout en renforçant sa présence. Explorer cette action de coller, c’est peut-être une manière de penser autrement la question fondamentale, en sculpture, de la présence d’un objet et de sa relation à son environnement. »
Quand on lui demande ce que cette réflexion pourrait produire, Keita Motooka, un jeune sculpteur à la recherche de nouveaux paysages, répond avec le sourire : « peut-être que cela me mènera vers des formats monumentaux… ou peut-être vers tout autre chose. Je verrai bien en travaillant. »

L’artiste en train d’appliquer du papier roulé sur un moule. « Je jouais en créant des formes en 3D avec du papier quand j’étais enfant. Je n’ai pas vraiment changé. »

Dessin quotidien. « Je dessine sur papier, mais aussi sur mon téléphone, avec les doigts, dans le train par exemple. »

Œuvres lauréates du Grand Prix à l’Artists’ Fair Kyoto. En plaçant plusieurs sculptures réalisées en “yūkyoku-hariko”, l’artiste a recréé une scène énigmatique dans l’espace. Une nouvelle exposition rassemblant les oeuvres récompensées par le Grand Prix ainsi que de nouvelles pièces est prévue à l’automne à Kyoto. © ARTISTS’ FAIR KYOTO. photo : Kenryou GU
EN APARTÉ
Quel genre de musique écoutez-vous en ce moment ?
J’ai des goûts assez variés : les Beatles, Avishai Cohen, KAN ou encore le groupe Tama et leur chanson “Sayonara Jinrui”. J’aime flâner dans les rayons des disquaires et écouter mes trouvailles pendant que je travaille.
Un rituel quotidien ?
Je dessine tous les jours. Et depuis peu, je me suis mis au jogging pour améliorer ma condition physique — cela fait deux mois, et pour l’instant, je tiens le rythme !
Quelque chose que vous redoutez ?
Les autocollants, les rubans adhésifs, les pansements. C’est un comble vu mon travail, mais j’ai une vraie phobie des stickers. Petit, le bureau de mon frère en était recouvert, et ça me terrorisait. Encore aujourd’hui, j’ai parfois des réactions allergiques rien qu’en les regardant (rires).
Ce que vous aimeriez étudier à nouveau ?
Le croquis. Je ressens le besoin de reprendre les bases. Et aussi l’histoire des jardins, que j’avais étudiée à l’université. J’ai l’impression que les notions comme le shakkei (paysage emprunté) que l’on trouve dans les jardins japonais sont proches de ce que j’essaie de faire dans mes œuvres.
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