En France, les maisons d’édition indépendantes réinventent les codes des beaux livres
En s’écartant des normes traditionnelles de l’édition, elles osent restructurer les pages et repenser le rapport entre texte et image.

Le stand de Fidèle Éditions à la foire Offprint à Paris en novembre 2025.
La France possède un écosystème éditorial dynamique, avec 75 000 livres publiés chaque année, un chiffre qui a triplé ces trente dernières années. Son réseau de plus de 3000 librairies indépendantes est l’un des plus denses au monde, protégé par un prix du livre unique inscrit dans la loi qui limite la concurrence que pourraient leur porter les grandes surfaces. Le secteur de l’édition bénéficie de nombreuses subventions publiques et d’un organe dédié, le Centre National du Livre, ce qui n’empêche pas ce marché d’être très concentré avec cinq gros groupes réalisant 75% du chiffre d’affaires.
Pourtant, depuis les années 2000, de nombreuses maisons d’édition indépendantes ont émergé, notamment dans les domaines de l’art, du graphisme ou de la photographie, où elles jouent un rôle moteur dans la création contemporaine. Elles se retrouvent chaque année depuis 2010 à la foire Offprint à Paris, où les livres d’art occupent une place de choix, plébiscités autant par les artistes que par la jeune génération. Plusieurs prix récompensent d’ailleurs chaque année des ouvrages d’exception tels que le prix J’aime le livre d’art ou le prix Bob Calle du livre d’artiste, pour lequel l’un des livres de RVB Books était sélectionné en 2025.
Cet éditeur de livre d’art fait partie, avec les Éditions B42 et Fidèle Éditions, de ces maisons d’édition indépendantes françaises qui réinventent les codes du beau livre. Toutes les trois seront présentes ou distribuées à la Tokyo Art Book Fair qui se tiendra du 11 au 21 décembre 2025. Aperçu de leurs collections avant que le public tokyoïte ne puisse les rencontrer.
RVB Books, le livre érigé au rang d’œuvre d’art

“Ruches, 2400 A.E.C.” d’Aladin Borioli dit Apian (2020), un petit livre qui retrace l’histoire de la ruche et l’un des best-sellers de RVB Books.
Fondée en 2011, RVB Books se spécialise dans l’édition de livres de photographie expérimentale. À une époque où les institutions privilégient encore les approches documentaires, elle accompagne une génération d’artistes concevant le livre comme un espace d’expérimentation à part entière.
« Ce qui nous intéresse, c’est de travailler avec des artistes pour qui le livre est une finalité et non un catalogue, ou un simple support pour véhiculer leur travail », explique Rémi Faucheux, l’un des cofondateurs de la maison d’édition avec Matthieu Charon. « Nous aimons travailler une forme spécifique au projet ».

“Phénomènes” (2019) de Marina Gadonneix immortalise des expériences scientifiques tentant de recréer des phénomènes naturels comme ce jaillissement de fumée évoquant une éruption volcanique.
Cette volonté se traduit souvent par des collaborations au long cours avec les artistes. RVB Books accompagne ainsi Marina Gadonneix notamment pour Phénomènes (2019), consacré aux dispositifs scientifiques recréant des phénomènes naturels. Dès les premières prises de vue, des maquettes sont produites pour définir la séquence, le rythme et les couleurs brutes qui structurent le livre, fruit de plusieurs années de travail.

RVB Books a accompagné Marina Gadonneix dès ses premières prises de vue pour penser la structure et le rythme du livre, construit sur la répétition d’images.

Les couleurs brutes et éclatantes participent à l'impact visuel du livre.
La maison accorde aussi une place importante aux artistes émergents, et édite chaque année un ou deux premiers livres. C’est ainsi qu’elle est contactée par le jeune photographe espagnol Óscar Monzón dont elle publie la série KARMA (2013), une exploration des rapports qu’entretiennent les conducteurs à leur véhicule. Pour ses images dérobées à grand renfort de flash, l’artiste imagine un format vertical et un papier brillant pelliculé. Un défi d’impression que RVB Books a relevé avec brio, puisque le livre a reçu le Prix du premier livre photo de Paris Photo-Aperture la même année.

“KARMA” (2013) d’Óscar Monzón qui a reçu le Prix du premier livre photo de Paris Photo-Aperture l’année de sa sortie.

Le jeune photographe avait une idée très précise du livre qu’il souhaitait réaliser. RVB Books l’a surtout accompagné sur la partie fabrication du livre pour relever le défi que représentait l’impression sur papier pelliculé à l’époque.
Les projets sélectionnés par RVB Books peuvent aussi bien être publiés en série limitée qu’en tirage grand public. Parmi les grands noms édités par la maison se trouvent Erik Kessels, maître de la réappropriation de la photographie vernaculaire, dont le dernier opus Incomplete Encyclopedia of Touch a rencontré un franc succès ; ou encore Thomas Mailaender. Avec ce dernier, RVB Books a édité il y a quelques années un livre de cyanotypes à seulement trente exemplaires, qui se sont tous écoulés en une semaine de foire Paris Photo et dont certains ont rejoint les collections de la Tate et du Centre Pompidou. « Pour nous, la symbolique de l’institution est très importante », souligne Rémi Faucheux.

“Incomplete Encyclopedia of Touch” (2024) d’Erik Kessels rassemble des photographies d’anonymes en train de toucher divers objets.

Des plantes aux portes, le recueil est organisé en différentes thématiques autour d'une pose universelle. Le maître de la réappropriation de la photographie vernaculaire signe encore un ouvrage à succès.
À l’inverse de ce type de projets exceptionnels, destinés à un public de connaisseurs voire de collectionneurs, la maison d’édition sait aussi toucher le grand public. Ruches, 2400 A.E.C. d’Aladin Borioli dit Apian, petit format étonnant à la couverture jaune dédié à l’histoire des ruches à travers la photographie et le graphisme, fait partie des best-sellers de l’éditeur. Plus accessible, il a réussi à séduire un public au-delà des habituels passionnés de photographie.

Accessible par sa taille et son sujet, “Ruches, 2400 A.E.C.” a su conquérir un large public. RVB Books a opté pour le petit format sur les conseils du graphiste qui participait au projet.
Ces livres seront à retrouver à la Tokyo Art Book Fair où RVB Books sera représenté par son distributeur japonais, IACK, librairie et galerie d’art du photographe Yukihito Kono. Les cofondateurs espèrent un jour faire le voyage, pour venir défendre eux-mêmes leur catalogue auprès du public japonais.

Matthieu Charon et Rémi Faucheux, les cofondateurs de RVB Books dans leur bureau-galerie à Paris, en novembre 2025.
Les Éditions B42 mettent l’accent sur la typographie et la conception visuelle du livre

Les livres des Éditions B42 sont immédiatement reconnaissables à leur typographie travaillée et à leur prise de liberté avec l’espace habituellement minimaliste des pages de couverture.
Graphiste de formation, Alexandre Dimos fonde les Éditions B42 en 2008, après avoir participé à la création du studio de Valence. La maison se donne pour mission de publier en français des ouvrages de référence sur le design au sens large (graphisme, architecture, mode, design d’objets ou d’espaces).
Les Éditions B42 commencent par traduire des livres jusqu’alors inédits en français sur la théorie du design, comme Le détail en typographie (2015) du typographe suisse Jost Hochuli. Le catalogue s’enrichit ensuite de diverses collections comme Culture, dont les textes liés aux études postcoloniales et aux queer studies sont particulièrement populaires auprès des jeunes. Sa typographie est très travaillée, avec un titre occupant tout l’espace de la couverture sur laquelle tout a été rassemblé, y compris la présentation de l’ouvrage, généralement réservée à la quatrième de couverture.
« Nous réfléchissons à la manière dont le lecteur rentre dans le livre », explique Alexandre Dimos, dont le studio de Valence réalise le graphisme de la maison d’édition. « Pour chacun des ouvrages, avec les mêmes caractères typographiques, le travail d’introduction visuelle est toujours légèrement différent ».

La maîtrise de la chaîne de production permet aux Éditions B42 de ne pas normer le traitement du sommaire, accordant à chaque ouvrage une identité propre.
En tant que maison d’édition indépendante, et petite structure de seulement deux salariés en plus du fondateur, les Éditions B42 doivent se battre pour exister sur les tables des libraires aux côtés des mastodontes de l’écosystème éditorial. Leur distinction passe par une proposition visuelle audacieuse, loin des modèles éprouvés des grandes maisons d’édition. Selon Alexandre Dimos, le milieu éditorial sous-exploite le vivier de créateurs dans le domaine du design.
« Ce qui prédomine en France, c’est la pensée, l’étude, la recherche, la réflexion. Le design n’est pas traité sur un pied d’égalité », détaille ce dernier. « Par exemple, traditionnellement dans l’édition, le texte doit être justifié. Or, tout dépend du type de texte. S’il s’agit d’un texte court avec une rythmique particulière, on peut préférer le ferrer à gauche. Alors que sur des textes plus longs, justifier le texte permet une régularité dans la lecture. On travaille beaucoup, dans l’espace de la page, sur des décalages pour créer du mouvement et questionner le rapport texte-image ». Ainsi de l’ouvrage Un design de livre systématique ? (2020) de Jost Hochuli, dont la préface écrite par John Morgan a été conçue pour encadrer le texte de l’auteur qui arrive plus tard dans le livre.

“Un design de livre systématique ?” (2020) de Jost Hochuli opte pour une mise en page en miroir avec la préface venant encadrer le texte de l’auteur qui arrive plus tard dans le livre.

Le texte de l'auteur est ensuite bordé d'illustrations qui viennent prendre la place occupée auparavant par le texte de la préface.
Les Éditions B42 publient aussi des livres d’art, notamment une série réalisée au feutre et à l’encre par l’illustrateur Jochen Gerner. Avec Oiseaux, Chiens et bientôt Fromages, il explore la manière de suggérer le volume par la couleur et le tracé, offrant un regard neuf sur des formes familières. La maison a également consacré une monographie bilingue anglais au peintre britannique d’origine japonaise Christian Hidaka, dont les compositions surréalistes mêlent influences occidentales et orientales, et accordent une place centrale aux architectures, à la manière de De Chirico. Distribués au Japon par IDEA Books, ces ouvrages figureront parmi ceux présentés à la Tokyo Art Book Fair.

“Oiseaux” (2021) de l’illustrateur Jochen Gerner rassemble des dessins de volatiles réalisés sur des carnets lignés, tandis que l'illustrateur Bunpei Yorifuji distille ses conseils avisés pour développer son imagination dans “Devenir un expert du Rakugaki” (2016).

Jochen Gerner offre une variation de volumes et de couleurs en représentant différents types d’oiseaux alors que les ouvrages de Bunpei Yorifuji ont su conquérir le public français par leur pédagogie.
Alexandre Dimos entretient un lien ancien avec le Japon. Une résidence à la Villa Kujoyama en 2012 le conduit pour la première fois à la Tokyo Art Book Fair, qui se tient alors dans une petite école. C’est lors de ce séjour qu’il rencontre Bunpei Yorifuji dont il publiera les livres pédagogiques aux Éditions B42. Ces ouvrages deviendront des long-sellers avec près de 12 000 exemplaires vendus, un chiffre énorme pour la maison d’édition qui consacre ensuite une collection à l’illustrateur japonais. Pour sa troisième participation à la Tokyo Art Book Fair du 11 au 14 décembre 2025, Alexandre Dimos viendra partager son engagement pour l’édition indépendante.

Alexandre Dimos, fondateur des Éditions B42, introduisant “Christian Hidaka, Peintures” (2025), la monographie consacrée au peintre nippo-britannique.
« Ce qui se voit, c’est le plaisir que je prends dans cette activité, même si elle est éprouvante », confie-t-il. « Les cinq à dix premiers livres étaient assez faciles à faire. Mais savoir accompagner le développement sur la durée et exister sur le long terme l’est moins. En même temps, c’est aussi ce qui fait que c’est un vrai espace d’expression, de liberté et de défense de mon point de vue ».
Fidèle Éditions, de la risographie à la bibliothèque idéale

“Passages” (2025) de Magali Cazo fait partie de la collection “Confidens”, des petits formats imprimés en risographie qui laissent le lecteur entrer en partie dans l’intimité des artistes.
Amateur de fanzines, Vincent Longhi découvre la risographie grâce à la revue Belles Illustrations. Cette technique d’impression permet de réaliser de nombreuses copies couleur d’un document original pour un coût équivalent à celui de l’encre noire et un rendu similaire à l’impression offset. Elle a été perfectionnée dans les années 1980 par l’entreprise japonaise Riso Kagaku Corporation qui a développé ses propres encres et machines et donné son nom à la pratique. Depuis quelques années, la risographie connait un regain d’intérêt, pour son accessibilité et son empreinte écologique limitée, mais surtout pour ses couleurs éclatantes.
Vincent Longhi crée d’abord Fidèle pour accompagner la publication d’une revue éponyme et de livres en auto-édition. Ce n’est que quelques années plus tard qu’il loue une imprimante Riso et lance un studio d’impression en parallèle de sa maison d’édition. Cette activité, qu’il partage généreusement sur les réseaux sociaux, remporte un vif succès et devient la marque de fabrique de Fidèle Éditions, reconnaissable à ses publications aux aplats de couleurs vives.
Les paysages de Magali Cazo oscillent entre aube et crépuscule, clarté et obscurité, et semblent n’avoir aucunes limites.
Les ouvrages imprimés en risographie sont bien sûr au cœur du catalogue, notamment de la série Confidens, des petits livres de dessins précédés d’un texte intime composé par l’artiste. Une expérience de rapprochement entre le créateur et le lecteur, exacerbée par l’accessibilité de la risographie. Vincent Longhi confie d’ailleurs être enfin parvenu à « l’aboutissement » de cette technique avec cette collection dont le dernier opus, Passages (2025) de Magali Cazo, a été imprimé à plus de 4000 exemplaires.
Mais depuis peu, Fidèle Éditions se recentre sur son activité d’édition et a fermé son studio de risographie. La créativité visuelle est toujours le moteur de la maison dont le catalogue se caractérise par son éclectisme. Côté livres d’art, des bijoux d’inventivité à l’image de Terrain Glissant (2024) de Manon Cezaro. Un livre témoignage d’œuvres qui ne sont plus puisque toutes dessinées aux feutres colorés sur une ardoise blanche, avant d’être numérisées puis effacées. Telle une madeleine de Proust, tout dans l’objet évoque l’expérience des écoliers : du format, équivalent à celui de l’ardoise, à l’odeur de l’encre, écho des parfums alcoolisés des feutres effaçables.

“Terrain glissant” (2024) de Manon Cezaro reproduit de manière troublante les ardoises blanches des écoliers, du format, aux œuvres et même jusqu’au parfum de l’encre.

L’artiste a réalisé chaque dessin sur des ardoises blanches avant de les numériser puis de les effacer. Le livre archive toute une série d’œuvres qui ne sont déjà plus.
Formé aux Beaux-Arts d’Angoulême, théâtre du Festival International de la Bande Dessinée qui y a lieu chaque année, Vincent Longhi a naturellement une prédilection pour la BD. Une affinité qui se retrouve dans la ligne éditoriale de Fidèle Éditions, qui défend une approche du graphisme comme langage prédominant, essentiel et pourtant souvent manquant dans l’édition de bande dessinée. Les albums de la maison confinent pourtant au livre d’art, de la flamboyance d’Après la pluie (2025), utopie communautaire de Margaux Duseigneur réinventant la vie collective à l’aune de l’écologie, à Big Pool (2025) de Chris Harnan, quête initiatique au cœur d’un big bang de formes et de couleurs hypnotiques.

“Après la pluie” (2025), une bande dessinée aux couleurs vives de Margaux Duseigneur.

À caractère utopique, le récit réinvente ce que pourrait être une vie communautaire rêvée, loin des angoisses du monde contemporain. Le texte n'occupe pas une place prédominante dans l'album où le regard est happé immédiatement par les formes mouvantes et la couleur.
« Depuis les débuts, j’envisage le catalogue de Fidèle comme une création à part entière », observe Vincent Longhi. « J’essaie toujours d’œuvrer à l’équilibre de notre proposition : de la bande dessinée, mais pas uniquement ; du graphisme, mais pas que pour les graphistes , de la peinture et du dessin ; mais, avant tout, de la liberté, de l’authenticité et des voix singulières, vouées à inspirer et à donner envie de faire, d’exprimer et de partager des objets qui convoitent un certain idéal. D’ailleurs, comme le racontent fièrement les acteur·ices de la communauté de la risographie, « Riso » veut dire « idéal » en japonais ».

“Big Pool” (2025) de l’illustrateur britannique Chris Harnan.

Sorte de voyage initiatique, “Big Pool” déploie toute la créativité de l’imagination de son auteur sur des pages au traitement varié et aux symboles abondants.
Celui qui a longtemps attendu avant de venir à la Tokyo Art Book Fair souhaitait avoir suffisamment d’ouvrages à proposer au public japonais. Désormais fin prêt à le rencontrer, il sera présent lors de la première semaine de la foire, du 11 au 14 décembre 2025. En attendant de trouver un distributeur qui diffusera le catalogue de Fidèle Éditions au Japon.
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