Les exclus remis au centre
Dans le recueil de mangas “Poissons en eaux troubles”, Susumu Katsumata dépeint les oubliés de la société comme les travailleurs du nucléaire.
© Lézard Noir
« Les centrales sont un problème que l’on ne peut se permettre d’ignorer », déclarait Susumu Katsumata à la revue Comic Box. C’était en 1990, plus de vingt ans avant que n’advienne la catastrophe de Fukushima qui révèlera au monde entier les défaillances d’une industrie du nucléaire au fonctionnement opaque. Pourtant, ces défaillances, l’auteur de manga, diplômé en physique et spécialiste du nucléaire, s’attèle à les porter à la connaissance du grand public dans son œuvre dès les années 1980.
Né en 1943 aux environs d’Ishinomaki, dans la région du Tohoku, Susumu Katsumata vit une enfance difficile. Fils illégitime, son père l’a abandonné et sa mère meurt jeune. Il est élevé par sa tante et ressentira toute sa vie un sentiment d’inadéquation qui le rapproche des personnes victimes d’exclusion. S’il débute sa carrière par des mangas inspirés du folklore japonais et des contes populaires — prétextes à une satire sociale – il commence à s’intéresser au sujet du nucléaire au début des années 1980.
Des gitans aux invisibles
C’est la lecture du livre Les gitans du nucléaire (Genpatsu Jipushi) de Kunio Horie, sorti en 1979, qui le met sur la piste. Le reportage est accablant et décrit les conditions de vie précaires des ouvriers des centrales, sous-traitants ballotés d’un bout à l’autre du pays par des entreprises d’intérim et qui vivent dans des villes dortoirs. Susumu Katsumata commence alors une revue de presse sur l’état du nucléaire dans le monde, secoué par l’accident à la centrale de Three Mile Island aux Etats-Unis.
Au même moment, le directeur de la maison d’édition Koubunken lui commande des illustrations pour un ouvrage intitulé Pourquoi il faut craindre les centrales nucléaires (1980). Inspiré, Susumu Katsumata décide de se rendre sur le terrain et, en septembre 1984, visite les centrales Fukushima Daiichi et Daini. De ce repérage nait le décor de l’histoire courte Les invisibles du nucléaire, parue en décembre de la même année. On y constate que, même hors temps de crise, les conditions de travail dans les centrales sont très dangereuses et que la prise de risque des ouvriers est encouragée par l’attribution de primes. Des pratiques considérées comme scandaleuses au moment de la catastrophe de 2011 et qui sont pourtant normalisées depuis des années.
Mise en lumière des angles morts de la société
Aux prises avec un environnement à haut risque, les hommes dépeints par Susumu Katsumata apparaissent avant tout profondément humains. Si l’auteur a choisi de qualifier les travailleurs du nucléaire de « poissons en eaux troubles » puisqu’ils vivent dans les abysses de la modernité, il n’en cherche pas moins à les rapprocher de son public. Car c’est précisément à ces recoins peu explorés de la société que l’auteur de manga a consacré son œuvre, pour les replacer au centre de l’histoire. Avant de s’atteler à la question du nucléaire, il dépeignait déjà les ravages de l’arrivée du capitalisme dans des territoires reculés du Japon comme son Tohoku natal, longtemps resté une région pauvre considérée comme ayant accumulé un retard culturel.
Disparu en 2007, Susumu Katsumata n’a pas connu la triple catastrophe du 11 mars 2011 qui a touché sa région de plein fouet, des ravages du tsunami, ne laissant que des ruines de la ville d’Ishinomaki, aux radiations nucléaires, ennemi invisible à l’origine de l’exode massif et forcé de la population du sud du Tohoku.
Son œuvre, éditée en 2013 en français par le Lézard noir sous la forme d’un recueil qui rassemble deux de ses histoires courtes sur le nucléaire et certains de ses mangas antérieurs, se présente désormais sous un nouveau jour. Et a peut-être inspiré d’autres auteurs de manga à s’intéresser à la question du nucléaire. Au premier rang desquels, Kazuto Tatsuta, qui s’est fait embaucher parmi les travailleurs de la centrale de Fukushima après la catastrophe et en a tiré un journal illustré, Au cœur de Fukushima (2016, éditions Kana).
Poissons en eaux troubles (2013), un recueil de mangas de Susumu Katsumata édité par le Lézard noir.
© Lézard Noir
Extrait de “Les Invisibles du nucléaire” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “Les Invisibles du nucléaire” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “Les Invisibles du nucléaire” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “La pieuvre” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “La pieuvre” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “Monsieur Kappa” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “Histoire du kappa Hanbê” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “Une vie de tanuki” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “Le Soutra du moine Ryôzen” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “La Mer en hiver” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
Extrait de “Fantôme de printemps” in “Poissons en eaux troubles” - © Lézard Noir
LES PLUS POPULAIRES
-
“Les herbes sauvages”, célébrer la nature en cuisine
Dans ce livre, le chef étoilé Hisao Nakahigashi revient sur ses souvenirs d’enfance, ses réflexions sur l’art de la cuisine et ses recettes.
-
Shunga, un art érotique admiré puis prohibé
Éminemment inventives, se distinguant par une sexualité libérée, ces estampes de la période Edo saisissent des moments d'intimité sur le vif.
-
Le périple enneigé d’un enfant parti retrouver son père
Le film muet “Takara, la nuit où j'ai nagé” suit un jeune garçon sur la route, seul dans un monde d'adultes qu'il a du mal à appréhender.
-
L'homme qui construisait des maisons dans les arbres
Takashi Kobayashi conçoit des cabanes aux formes multiples adaptées à leur environnement et avec un impact limité sur la nature.
-
Les illustrations calligraphiques d'Iñigo Gutierrez
Inspiré du “shodo”, la calligraphie japonaise, l'artiste espagnol établi à Tokyo retranscrit une certaine nostalgie au travers de ses oeuvres.