La mythologie japonaise sous l’œil de Łukasz Rusznica

En 2016, le photographe a passé une année sur les traces des “kami” et “yokai” pour la série “Subterranean River”.

07.04.2021

TexteMarie-Charlotte Burat

Łukasz Rusznica, “Oni”, Subterranean River, 2019

Comment un Européen perçoit-il le Japon contemporain ? En 2016, Łukasz Rusznica est convié au programme European Eyes on Japan. Une invitation envoyée aux photographes étrangers pour réaliser des clichés du Japon et en dresser le portrait. Voir à nouveau ce qui est devenu évident, transparent pour les résidents. C’est donc là la mission du jeune artiste polonais, ouvrir les yeux des Japonais sur eux-mêmes, tout en étant conscient que ces derniers opèrent une distance avec ces images, et font preuve d’indulgence sur la potentielle ignorance ou mauvaise interprétation des auteurs.

L’important est d’amorcer un dialogue depuis cette vision nouvelle. Une première pour l’artiste qui découvre le pays, et décide de l’appréhender à travers sa mythologie. « C’était plus un squelette visuel, une clé pour la construction de ma propre langue, plutôt qu’une partie spécifique de la culture qui me fascinait », nous déclare le photographe pour expliquer sa démarche et son chemin de création. Après une année passée sur les traces des kami et yokai la série Subterranean River voit le jour.

 

De l’autre côté du réel

La mythologie, toutes origines confondues, frontière entre secret et sacré, passionne Łukasz Rusznica. Une narration qui lui est familière, qui le fascine et qui lui ouvre une fenêtre vers d’autres cultures, comme ici la culture japonaise. Il y découvre les esprits et les divinités, les créatures surnaturelles. « Je voulais photographier les yokai, les monstres de la légende ». Des figures qui représentent plus que des histoires chimériques, et forgent une identité au fil des siècles. « Ce que j’aime vraiment, c’est qu’au Japon, la mythologie est toujours un organisme vivant et changeant, ouvert à l’interprétation et constamment mis à jour ». Elle influence réellement la nature, la vie des gens comme l’écrit le philologue japonais Motoori Norinaga que nous cite l’artiste avant d’ajouter : « Ce que j’ai trouvé crucial en travaillant sur la série, et qui fait clairement partie du shintoïsme, ce sont les kami (dieux, esprits, règles, lieux) ». Bien que l’accent soit ici mis plutôt sur les processus humains que sur un système religieux shintoïste.

Chaque portrait porte un nom : Ittan, Kappa, Kami, Kitsune, Tanuki… Ce sont les protagonistes de la mythologie japonaise. Étranges, ces photographies baignent dans une lumière rouge sang qui nous empêche d’en distinguer les détails. On est directement plongé dans un univers surnaturel, inquiétant. Łukasz Rusznica ne nous en dit pas plus, à nous de faire la démarche, d’aller au-devant de ces divinités et d’en découvrir l’histoire. « J’espère que les images sont suffisamment suggestives et qu’elles fournissent une base pour les remplir de mes propres significations, de mes propres histoires, et c’est peut-être encore plus intéressant pour moi que d’essayer de déconstruire pourquoi Kitsune dans mes photos a des queues là où il en a… ou pourquoi le Tanuki est si affreusement maigre. » Tous éparpillés dans l’environnement : « Il y a la pluie, les arbres, les joncs cassés et bien sûr les gens qui font des monstres (rires) ».

 

Rendre le spirituel tangible

La nature est une notion complexe pour l’artiste, elle ne se résume pas à l’état sauvage. « J’appelle “nature” tout ce qui est soumis à des processus biologiques, chimiques et physiques, tout ce qui existe, vieillit et se décompose. » Elle est indissociable de l’homme, qui lui-même en fait partie, et vice versa. « Les plantes poussent juste à côté de la route, c’est une rivière en béton, c’est une maison en décomposition dans laquelle poussent des fleurs… » Une nature incarnée, qui dispose d’un but et d’une personnalité. Éclairage violent, saturé, couleurs inversées, composition renversée, les clichés de Łukasz Rusznica donnent l’impression d’être un aperçu non développé, qui brise l’équilibre entre ombre et lumière. « Oui, elles sortent en fait de l’image négative, mais j’ai travaillé dessus comme si je travaillais sur des images normales. Les couleurs ne sont pas des négatifs des couleurs de l’original, ce n’est pas le contraire, c’est l’original ». Le reflet est indépendant de son image reflétée, comme l’est le surnaturel du réel. « Ce sont des tentatives pour parler à travers l’image de la spiritualité ». Le photographe capte la réalité elle-même, et pas seulement un enregistrement ou une reproduction de celle-ci. Elles nous parlent de la vérité du monde, comme pourrait le faire une œuvre de fiction.

Loin de rechercher la perfection, c’est plutôt la bascule entre le banal et l’inhabituel qui intéresse l’artiste et qui a motivé son travail toute cette année durant. Il ne s’agit pas pour Łukasz Rusznica de cartographier le Japon tel qu’il est, mais plutôt tel qu’il le ressent. Le capter à l’image de son voyage, entre excitation et peur, où se mêle au sentiment de tension celui de tous les possibles. C’est plus qu’un œil nouveau qu’il porte sur le Japon, c’est un condensé d’hypersensibilité et de l’égoïsme qu’il éprouve, une vision autocentrée de son propre processus interne de découverte. Au même titre que la mythologie japonaise évolue avec son temps, le Japon, dans sa volonté de cultiver son identité via le regard d’artistes étrangers, reste ancré dans le présent et poursuit de cette manière à faire grandir sa mythologie contemporaine. Une œuvre à parcourir dans son intégralité dans l’ouvrage European Eyes on Japan de cette édition.

 

Subterranean River (2019) de Łukasz Rusznica, une série à retrouver sur le site de l’artiste et dans le catalogue European Eyes on Japan Vol.18.

Łukasz Rusznica, “Rokurokubi”, Subterranean River, 2019

Łukasz Rusznica, “Kitsune”, Subterranean River, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019

Łukasz Rusznica, “Tanuki”, Subterranean River, 2019

Łukasz Rusznica, “Yuki Onna”, Subterranean River, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019

Łukasz Rusznica, “Yama Uba”, Subterranean River, 2019

Łukasz Rusznica, “Ittan momen”, Subterranean River, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River“, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River“, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019

Łukasz Rusznica, “Subterranean River”, 2019