Shoen Uemura, une femme pinceau au poing au tournant du siècle

Alors que l’ère Edo s’achève, les conventions qui limitent les femmes artistes persistent. Shoen Uemura s'est battue pour ouvrir la voie.

01.12.2022

TexteVictoire Dufay

© Uemura Shoen “Luciole”, 1913 and “Femme et enfant”, 1934 - Wikimedia Commons TDR

Femme du peuple devenue peintre de la cour, Shoen Uemura (1875-1949) s’est battue toute sa vie contre les conventions qui limitaient les femmes à exercer leurs talents d’artiste dans l’intimité de leurs maisons, sans jamais être reconnues.

D’une vie faite de sacrifices et de luttes, elle est parvenue à extirper un talent fou que tout son pays, et plus encore, n’a pu ignorer en son temps et jusqu’à nos jours.

 

Se battre pour ouvrir la voie

Née à Kyoto dans une famille de commerçants, la jeune Tsune Uemura, orpheline de père, grandit entourée de femmes fortes et indépendantes, qui la soutiennent dans sa vocation de peintre. Très jeune, l’enfant se démarque par un talent pictural particulier, et parvient à intégrer l’Académie de peinture de sa ville. Elle est formée par l’artiste Shonen Suzuki qui, elle-même ralentie dans son apprentissage par l’interdiction de suivre les cours réservés aux hommes, salue son talent en lui attribuant son nom d’artiste, Shoen, reprenant le premier kanji de son propre nom. Même si elle est une femme, c’est elle qui se démarque parmi sa promotion, et sa première peinture primée est achetée par nul autre que le prince d’Angleterre, fils de la reine Victoria, en 1890, alors qu’elle n’a que quinze ans.

Sa renommée est acquise, mais l’artiste maintient la cadence. Elle remporte de nombreux prix, se fait remarquer partout où elle passe, et est même choisie par le gouvernement pour représenter son pays au sein d’un groupe d’artistes à l’Exposition Universelle de Chicago en 1893. Calomniée et bizutée par ses pairs du sexe opposé, Shoen Uemura continue sa carrière, les humiliant au passage par sa réussite, ou lorsqu’elle laisse en l’état une de ses expositions ravagée par ses rivaux. Jusqu’à la fin de sa vie, elle reste artistiquement active, et intègre la cour impériale en tant qu’artiste officielle en 1944 : la deuxième femme seulement à réaliser cet exploit. Sa vie s’achève avec tous les honneurs, lorsqu’elle reçoit l’Ordre de la Culture du Japon et devient la toute première femme à en être récompensée, un an avant son décès, en 1949.

 

L’artiste de toutes les femmes

Artiste prolifique, Shoen Uemura se spécialise dans les portraits de femmes, qu’elle glorifie non pas par des atours ou des décors exubérants, mais par le raffinement de son trait, capable de sublimer leurs visages, leurs gestes et leurs tenues. Son style appartient au Nihonga (« manière japonaise »), qu’elle défend ardemment contre les influences occidentales qui s’installent dans le pays.

Si chacun de ses tableaux a son intérêt, l’Histoire retient en particulier ses portraits de femmes du peuple, très rarement représentées dans son sous-mouvement fétiche, le Bijin-ga (« dessin de belles personnes »). Habituellement réservé aux représentations de courtisanes, de princesses et de femmes de la noblesse, ce genre voit ses codes détournés par Shoen Uemura qui représente les femmes qu’elle estime le plus : les mères qui élèvent leurs enfants, les épouses qui réalisent les travaux ménagers éreintants, les jeunes mariées courageuses, les amies qui rient librement, ou encore les héroïnes dépeintes dans les pièces de théâtre No. De cette inspiration en particulier, on salue le pied de nez qu’elle effectue en utilisant des modèles féminins, alors que les rôles de ce théâtre classique sont habituellement interprétés par des hommes. La peintre rétablit ainsi la juste féminité qui revient à ces personnages de fiction inspirants.

Sa force de caractère ne lui fait défaut que durant quatre années, pendant lesquelles elle ne produit pratiquement rien, émotionnellement abîmée par une rupture amoureuse, elle qui ne s’est jamais mariée, qui a laissé courir des rumeurs de liaison avec son professeur, qui n’a jamais révélé les pères de ses enfants. C’est pourtant dans cette sombre période que Shoen Uemura réalise le chef-d’œuvre le plus original de sa carrière, Flammes, qui représente une femme terrifiante sous les traits d’un esprit vengeur vêtu d’un kimono recouvert de toiles d’araignées…

Shoen Uemura a été la peintre des femmes ordinaires, des héroïnes de l’Histoire représentées dans le théâtre, et des démones vengeresses impitoyables. En avance sur son temps, elle a ouvert la voie à d’autres femmes peintres, et est toujours célébrée dans son pays comme à l’international : son caractère et son talent imprégnant durablement les mémoires comme les musées. Une rétrospective a d’ailleurs été organisée en son honneur au Kyoto City KYOCERA Museum of Art en 2021.

 

Uemura Shoen (2021), une exposition qui a eu lieu au Kyoto City KYOCERA Museum of Art du 17 juillet au 12 septembre 2021.

© Uemura Shoen - Wikimedia Commons TDR

© Uemura Shoen “Flammes”, 1918 et “Fille Miyuki”, 1914 - Wikimedia Commons TDR

© Uemura Shoen “Larges flocons”, 1944 - Wikimedia Commons TDR