Un appareil photo à la place des globes oculaires

Dans “MISHO”, l’artiste japonaise Emi Anrakuji compile des sentiments, observés d'un regard empreint de résilience.

05.10.2021

TexteHenri Robert

©︎ Emi Anrakuji

Entre mise en scène artistique et documentaire personnel, Emi Anrakuji témoigne d’un rapport au corps, d’une vie et d’un environnement contraints et ce, avec résilience.

Née à Tokyo en 1963, l’artiste se forme à la peinture à la Musashino Art University de Tokyo, avant d’être diagnostiquée d’une tumeur cérébrale, aux graves conséquences. « J’ai perdu la quasi totalité de la vue d’un œil, et j’étais née avec une amblyopie de l’autre œil », explique Emi Anrakuji dans une interview à Pen.

La maladie l’oblige à abandonner la peinture. Au cours d’une convalescence qui a duré une décennie, elle découvre qu’un appareil photo peut remplacer ses yeux, puis se forme à la pratique photographique sur son lit d’hôpital. « Un jour, au crépuscule, alors que le monde était bleu-gris, je regardais un coin du plafond que je ne voyais que vaguement, et soudain j’ai eu une pensée : j’ai réalisé que la vie et la mort n’étaient pas opposées, mais existaient simultanément, sur le même axe de temps, même dans l’ombre du fond d’un verre posé sur une table, ou dans la dentelle d’une vieille taie d’oreiller. »

 

« Vivre pleinement »

Le titre MISHO — 実生 en japonais —, renvoie à la germination d’une graine. L’ouvrage publié en 2017 par la maison Shinto, avec la participation de l’éditeur Paulo Nozolino, est une nouvelle version d’une série intitulée 1800 millimètres, soit la taille de son lit. Les photographies réunies ici ont été prises entre 2013 et 2015 à Tokyo, Paris, et New York. C’est après avoir développé les tirages accumulés que l’artiste explique avoir réalisé que son environnement n’était « ni microscopique ni macroscopique, ne correspondait pas à un moment, un lieu ou une période particulière. » Depuis son lit, Emi Anrakuji confie s’être retrouvée « dans un espace entre la vie et la mort. [J’ai] photographié des objets faits à la main, des dessins et des amas de poussière. »

La série de photographies en noir et blanc a été sérigraphiée avec une encre photoluminescente qui permet de voir les images et le texte dans l’obscurité, après une exposition intense à la lumière. Ici, l’artiste capture son environnement, notamment fait de tissu — de son lit —, et également son propre corps, nu, en sous-vêtements. Pourtant, dans ce lieu clos, cet horizon fini, ce face à face avec elle-même, le sentiment qui se dégage des photographies dépasse le rapport de l’artiste à son propre corps, l’autoportrait, et semble davantage être une introspection existentielle. « Je crois que la majeure partie de notre vie est faite de sentiments négatifs — frustration, tristesse, douleur, solitude. Et si nous vivions aussi de beaux moments, le bonheur n’est qu’un plaisir modeste — regarder un ciel céleste, la beauté de la lumière et des ombres projetées par le soleil ou le clair de lune, le parfum des fleurs porté par le vent. Il y a une conscience collective inhérente à ces choses, mon travail ne me concerne pas uniquement, il vous concerne aussi », poursuit Emi Anrakuji.

La série est accompagnée de ces quelques lignes :

 

Vivre pleinement

Je me tiens ici

Confiante que chaque événement a été le premier pas vers la création de ce livre

Tout commence ici

 

« Je continue à créer des œuvres en gardant à l’esprit que l’insuffisance suffit. C’est mon mode de vie », conclut l’artiste.

 

MISHO (2017), une série de photographies par Emi Anrakuji éditée par Paulo Nozolino et publiée par SHINTO.

©︎ Emi Anrakuji

©︎ Emi Anrakuji

©︎ Emi Anrakuji

©︎ Emi Anrakuji

©︎ Emi Anrakuji

©︎ Emi Anrakuji

©︎ Emi Anrakuji