“Nagori”, jusqu’à la saison prochaine

Ryoko Sekiguchi célèbre les saisons et leur cycle dans ce livre construit autour d'un terme qui évoque plusieurs dimensions de la nostalgie.

08.06.2022

TexteClémence Leleu

© Éditions P.O.L

Nagori, l’ouvrage de Ryoko Sekiguchi, incite à prendre le temps. Celui de la découverte tout d’abord, avec ce nom : nagori. Celui que l’écrivaine, poétesse et traductrice a tenu à garder pour le titre de la version française de son livre, chose rare en littérature. Nagori en japonais signifie littéralement « le reste des vagues », soit l’empreinte laissée par elles une fois qu’elles se sont retirées. Le sable a bougé, des cailloux sont apparus, peut-être quelques algues se sont-elles échouées, enrobées dans une mousse d’écume.

Autre piste de compréhension : le caractère japonais utilisé pour écrire nagori est celui qui signifie « le nom qui reste ». Le nagori est donc une histoire de sensation. La nostalgie de quelque chose que l’on laisse partir à regret, une sensation ambivalente qui recouvre à la fois la joie de vivre un moment donné, tout en étant pleinement conscient qu’il signe la fin de quelque chose. À jamais. Ou jusqu’à la prochaine fois. 

 

Différents rapports au temps qui passe

Ryoko Sekiguchi convoque dans son ouvrage le Japon, l’Égypte, la France ou l’Italie, la poésie, la cuisine et les cycles de la vie, mort comprise. Elle livre une ode aux saisons, en témoigne le sous-titre « La nostalgie de la saison qui s’en va ». Le goût de nagori est celui de tel fruit ou légume de saison que l’on goûte pour la dernière fois, avant que les papilles n’en oublient le moindre goût, la moindre saveur, jusqu’à leurs retrouvailles la saison prochaine. Nagori a ainsi un air de méditation sur la saisonnalité, un concept bien plus subtil qu’il n’y paraît. En témoignent les différents mots japonais qui qualifient des produits : hashiri, le primeur, sakari pour la pleine saison et nagori pour l’arrière saison, le dernier produit que l’on goûte cette année. 

Parler du cycle des saisons, c’est aussi parler du rapport des humains au temps qui passe, des temporalités qui nous régissent, tantôt linéaires, tantôt cycliques. Parfois brisées aussi, comme lors de la survenue de catastrophes telles que Fukushima qui a eu un impact sur la faune et la flore des alentours de la centrale nucléaire, changeant irrémédiablement tant le paysage que le rapport qu’entretenaient les humains avec les produits de la nature. 

Enfin, Ryoko Sekiguchi ne manque pas de rappeler que le respect de la saisonnalité peut sciemment être malmené. Pour les souvenirs que cela fait naître, pour les goûts que l’on vole aux saisons. Parce que cela donne l’impression de maîtriser le cours du temps, d’en chaparder quelques précieux instants. C’est d’ailleurs ainsi que l’idée de ce livre lui est venue. Alors qu’elle était dans le restaurant de la banlieue de Tokyo où elle se rend par coutume à chacun de ses voyages au Japon, elle interroge le chef sur un produit qu’il a utilisé dans une de ses recettes et qu’elle s’étonne de trouver dans son assiette, celui-ci n’étant plus de saison. C’est alors que le chef lui confie qu’effectivement, il n’est pas de saison, mais qu’il n’était pas certain de pouvoir avoir la chance de cuisiner de nouveau dans son restaurant cet ingrédient l’année suivante, se sentant trop vieux et fatigué. Dans certains cas, ne pas être de saison se révèle être précieux.

 

Nagori (2019), un ouvrage de Ryoko Sekiguchi publié aux éditions P.O.L.