Aux origines du Mingei, le mouvement pour les arts populaires japonais
À l'occasion du centenaire de sa création, retour sur une pensée qui a marqué l'histoire de l'art japonais.

En avril 1926, le terme “Mingei” est dévoilé dans le manifeste fondateur du futur Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan). Ce document servait à établir les principes du projet, qui ne verra le jour qu’après dix années d’efforts.
Le Mingei, mouvement pour les arts populaires, a marqué l’histoire de l’art et du design japonais. À l’occasion de son centenaire, et afin de mieux en comprendre l’origine et le contexte historique, Pen s’est entretenu avec Takuji Hamada, professeur à l’université Kwansei Gakuin.
Qui a inventé le mot “Mingei” ?

Figures centrales du mouvement Mingei à ses débuts, Sōetsu Yanagi (au centre), Kanjirō Kawai (à droite) et Shōji Hamada (à gauche) arpentaient les marchés du sanctuaire Kitano Tenmangū et du temple Tō-ji, à Kyoto, à la recherche d’anciens objets en céramique et de textiles qualifiés de “getemono” (objets modestes du quotidien). Cette photographie a été prise en 1949, au temple Zentokuji, dans le département de Toyama. Crédit photo : Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan)
Le terme « Mingei » (民藝) a été inventé il y a près de cent ans, à la fin de l’année 1925, par le penseur Sōetsu Yanagi (de son vrai nom Muneyoshi Yanagi), et les céramistes Kanjirō Kawai et Shōji Hamada.
Sōetsu Yanagi est un des membres fondateurs de la revue littéraire Shirakaba, lancée en 1910. On lui doit l’introduction au Japon de figures majeures de l’art occidental comme Rodin ou Van Gogh. À cette époque, un maître d’école se rend chez lui à Abiko, dans le département de Chiba. Noritaka Asakawa s’intéresse à des œuvres de Rodin en sa possession et lui offre à l’occasion de sa venue un vase coréen en porcelaine blanche (voir photo). Cet objet éveille chez Sōetsu Yanagi un profond intérêt pour l’art populaire coréen qui le pousse à entreprendre des recherches. Il découvre ainsi par hasard une statue bouddhique (voir photo) sculptée par Gogyō Mokujiki, un moine itinérant de la fin de l’époque d’Edo. Sōetsu Yanagi entreprend alors un voyage à travers le Japon sur les traces du moine et développe un intérêt croissant pour les objets utilitaires du quotidien.
De leur côté, Kanjirō Kawai et Shōji Hamada, tous deux diplômés de la section céramique de l’École supérieure industrielle de Tokyo (aujourd’hui l’Université des sciences de Tokyo), travaillent au centre de recherche sur la céramique de Kyoto. En 1921, Kanjirō Kawai fait ses débuts en tant que céramiste et est célébré pour ses pièces inspirées des porcelaines chinoises, dont il reste pourtant insatisfait. Il sera profondément bouleversé par l’exposition Arts populaires coréens, organisée par Sōetsu Yanagi au même moment.
Shōji Hamada, quant à lui, séjourne en Angleterre avec Bernard Leach. Il y est impressionné par le slipware, un style de céramique recouverte d’engobe encore largement utilisée au quotidien. De retour au Japon en 1923, il rapporte avec lui cette influence.
Tous les trois sont de plus en plus passionnés par l’artisanat populaire et se retrouvent par hasard à Kyoto à la suite du séisme du Kantō de 1923. À partir du milieu des années 1920, leurs liens se resserrent. À l’opposé des objets d’artisanat raffinés destinés à l’aristocratie (jōtemono), ils s’intéressent aux ustensiles du quotidien utilisés par le peuple (getemono) et en acquièrent divers exemplaires sur les marchés du matin, comme celui du temple Tō-ji à Kyoto. Mais le terme getemono, chargé d’une connotation négative, ne leur convient pas. Ils inventent donc un nouveau mot, fusionnant « peuple » (minshū) et « artisanat » (kōgei) : le Mingei.
Seules les pièces sophistiquées jōtemono étaient alors reconnues pour leur valeur esthétique. Avec le Mingei, Sōetsu Yanagi et ses pairs entendent redéfinir les critères du beau. En 1926, ils rédigent ensemble, avec le céramiste Kenkichi Tomimoto, un manifeste pour la création du Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan) (voir photo), marquant ainsi le lancement officiel du mouvement.

En 1924, lors d’une mission d’étude sur la céramique coréenne, Sōetsu Yanagi découvre une sculpture de Gogyō Mokujiki dans une demeure privée du département de Yamanashi. Bouleversé, il entreprend un voyage à travers le pays aux côtés de Kanjirō Kawai et Shōji Hamada. C’est également au cours de cette expédition, à bord de leur véhicule, qu’ils inventent le terme “Mingei”. “Jizō Bosatsu” de Gogyō Mokujiki, 1801, H70 × L22 cm Crédit photo et collection : Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan)
Que signifie l'expression “yō no bi” « beauté de l’usage » ?

Ce vase de la période Joseon, qui a marqué un tournant dans la pensée de Sōetsu Yanagi, a été l’un des déclencheurs de son intérêt pour la beauté créée par le peuple. Avant cette rencontre, il s’était principalement consacré à la promotion de l’art occidental. “Vase bleu et blanc en porcelaine”, période Joseon, première moitié du XVIIIe siècle, H12,8 × L11,8 cm Crédit photo et collection : Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan)
Le concept de yō no bi (用の美) est souvent associé au mouvement Mingei. Pris au pied de la lettre, il signifie la beauté de la facilité d’utilisation, autrement dit la beauté fonctionnelle.
Pourtant, une analyse des premières pièces collectées par les membres du mouvement révèle que la fonctionnalité n’était pas leur premier critère de sélection. L’exemple du vase en porcelaine blanche coréenne offert à Sōetsu Yanagi par Noritaka Asakawa est parlant : il ne s’agit en réalité que d’une partie inférieure de vase. Comme le souligne le critique d’art Naoki Degawa, il s’agit donc, d’un point de vue strictement fonctionnel, d’un objet défectueux. Pourtant, Sōetsu Yanagi y perçoit une nouvelle forme de beauté, absente des jōtemono.
C’est pourquoi certains pourraient lui reprocher d’avoir mis l’accent sur la notion d’ « usage » tout en négligeant la question de la praticité réelle des objets. Mais la notion de « beauté de l’usage » (yō no bi) qui caractérise les débuts du mouvement Mingei diffère fondamentalement de la beauté fonctionnelle. Parmi les premiers objets collectés figure notamment un sumitsubo (encrier à cordeau, voir photo), un outil utilisé par les charpentiers pour tracer leurs lignes de coupe. Sa forme découle directement de sa fonction, ce qui lui confère une certaine « beauté de l’usage ». Pourtant, Sōetsu Yanagi et ses compagnons ne perçoivent pas cette beauté à travers sa facilité d’utilisation. Ce qui les intéresse, c’est la forme elle-même, façonnée pour répondre aux exigences du métier. Ils estiment que cette conception utilitaire atteint un niveau de beauté comparable à celui de la sculpture, une forme d’art purement esthétique.
Les jizaikake (crochets de crémaillère suspendus au-dessus des âtres) en sont un autre exemple. Utilisés pour suspendre une potence au-dessus du foyer, ces objets étaient autrefois présents dans les maisons de campagne. Sōetsu Yanagi et son groupe en ont rassemblé plusieurs spécimens remarquables. Shōji Hamada, qui vivait dans une kominka (maison traditionnelle) restaurée, en utilisait réellement au quotidien, mais cela restait une exception : la plupart des amateurs de Mingei les appréciaient avant tout pour leur forme.
Dans les années 1920, au moment où émerge le mouvement Mingei, des objets comme les sumitsubo ou les jizaikake, utilisés depuis l’époque d’Edo, étaient progressivement relégués au rang d’artefacts obsolètes avec la modernisation des modes de vie. La vision du Mingei consistait à reconsidérer ces objets anciens, conçus autrefois pour un usage spécifique, et à s’éloigner de leur fonction d’origine afin d’apprécier la beauté intrinsèque de leur forme. Autrement dit, la « beauté de l’usage » telle que la conçoit le Mingei ne réside pas dans la seule fonctionnalité des objets, mais dans la reconnaissance de la valeur esthétique de formes façonnées pour un usage révolu, érigées au rang d’œuvres d’art.
Moins faciles à appréhender que les jizaikake, les objets issus des divers centres de production artisanaux mis en lumière par le mouvement Mingei partageaient pourtant cette même caractéristique. La modernisation entamée à la fin de l’ère Meiji avait transformé les modes de production, favorisant des objets adaptés à un mode de vie plus contemporain. En réaction, le mouvement Mingei s’est tourné vers des lieux de fabrication restés attachés aux pratiques traditionnelles. Certains des objets qu’ils produisaient étaient peu adaptés aux usages modernes, mais Sōetsu Yanagi et ses pairs y percevaient une beauté singulière, inscrite dans les formes et motifs hérités du passé, et leur reconnaissaient une valeur esthétique et culturelle.
Cependant, ces objets étaient souvent peu adaptés à la vie moderne, voire n’avaient tout simplement plus d’utilité. Un autre aspect de la notion de yō (utilité) défendue par les membres du Mingei résidait ainsi dans la manière de réintégrer ces objets jugés peu pratiques dans le quotidien. Où et avec quoi exposer un jizaikake devenu objet décoratif ? Comment donner une nouvelle fonction à une jarre à eau rendue obsolète ? De quelle manière associer des pièces issues de ces centres de production artisanaux considérés comme « arriérés » pour en révéler l’intérêt ? L’un des points clés du yō selon le mouvement Mingei résidait précisément dans cette capacité à repenser et réinventer l’usage des objets.


À droite : Un “sumitsubo”, outil de charpentier servant à tracer des lignes à l’encre. Sōetsu Yanagi lui a attribué une nouvelle valeur esthétique en mettant en avant sa forme, directement issue de sa fonction. “Sumitsubo”, XIXe siècle, H9,3 × L19,4 cm À gauche : Un “jizaikake” en bois, utilisé dans la région du Hokuriku, où le foyer “irori” occupait une place centrale dans la vie quotidienne. Suspendu entre le plafond et le crochet réglable “jizaikagi”, ce support, patiné par la fumée, se distingue par sa présence sculpturale. “Jizaikake” de forme Ebisu, époque Edo, XIXe siècle, H51,4 × L38,6 cm Crédit photo et collection : Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan)
Quelle est la différence entre le Mingei, l’artisanat traditionnel, l’art ancien et le Craft ?

Carte réalisée par Keisuke Serizawa à la demande de Sōetsu Yanagi pour l'exposition “Objets Mingei du Japon contemporain”, organisée au Musée des Arts populaires japonais. Elle illustre les savoir-faire artisanaux des différentes régions. Détail de “Carte du Mingei japonais (Mingei contemporain du Japon)”, 1941, 170 × 1332 cm (longueur totale) Crédit photo et collection : Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan)
Ces termes se recoupent en partie avec celui de Mingei et sont parfois employés comme synonymes. Toutefois, en prêtant attention aux distinctions entre ces domaines connexes, il est possible de mieux cerner la place spécifique qu’occupe le Mingei.
Le terme dentō kōgei (artisanat traditionnel) est particulièrement proche du Mingei dans son champ d’application. Il s’est imposé officiellement dans les années 1950 à travers l’Exposition d’Artisanat Traditionnel du Japon (Nihon Dentō Kōgei-ten), organisée dans le cadre de l’instauration des biens culturels immatériels en artisanat (autrement dit des « Trésors nationaux vivants »). En 1974, l’expression s’est encore popularisée avec la création du label « Industrie de l’Artisanat Traditionnel », mis en place par le ministère du Commerce et de l’Industrie (aujourd’hui ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie). Aujourd’hui, elle évoque avant tout les objets désignés comme artisanat traditionnel par ce ministère.
Les « produits de l’artisanat traditionnel » (densan-hin) doivent remplir certaines conditions, notamment celle d’être fabriqués selon des matériaux et des techniques traditionnels, dans une continuité de production établie de longue date. Ils concernent donc avant tout les industries artisanales et leurs productions.
En revanche, le Mingei selon Sōetsu Yanagi ne se définit pas nécessairement par son mode de fabrication. Ce qui importe avant tout, c’est comment ces objets ont été utilisés au fil du temps. Cette approche reflète l’un des principes fondamentaux du mouvement Mingei : évaluer et reconnaître la valeur d’un objet à partir du regard de ceux qui l’utilisent, autrement dit, du point de vue des consommateurs. Ainsi, bien que de nombreux produits issus de régions associées au Mingei puissent également relever de l’artisanat traditionnel, les critères d’appréciation et la philosophie qui les sous-tendent diffèrent considérablement.
D’un autre côté, l’« art ancien » (kobijutsu) partage avec le Mingei un même attachement à la contemplation des objets. On pourrait donc considérer qu’il existe un lien encore plus étroit entre les deux. D’ailleurs, au début du mouvement, certains amateurs d’art ancien entretenaient des relations avec les figures du Mingei. Toutefois, ces liens se sont progressivement distendus. Par exemple, Jirō Aoyama, une personnalité influente du monde de l’art ancien et des antiquités, était très impliqué dans le Mingei jusqu’au début des années 1930, avant de s’en éloigner en raison de désaccords avec Sōetsu Yanagi et ses proches.
L’une des raisons de cette évolution—bien qu’elle puisse sembler en contradiction avec la relation évoquée plus tôt entre Mingei et artisanat traditionnel—tient au fait que, dans les années 1930, le mouvement Mingei a renforcé ses liens avec des centres de production artisanaux encore actifs. À ses débuts, il se consacrait principalement à la collecte d’objets anciens du quotidien, qu’ils proviennent des villes ou des campagnes. Mais au fur et à mesure de son développement, il a également commencé à s’intéresser aux ateliers toujours en activité.
La Carte des arts populaires du Japon (Nihon Mingei Chizu), réalisée en 1941 par Keisuke Serizawa (voir photo), en est un bon exemple : elle représente non seulement le réseau ferroviaire de l’époque, mais aussi les principales régions associées au Mingei. De même, Le Japon du travail manuel (Teshigoto no Nihon, non traduit), publié par Yanagi peu après la guerre, faisait figure de guide du Mingei contemporain. Ainsi, un décalage s’est progressivement creusé entre l’appréciation des « objets anciens » propre aux amateurs d’art ancien et l’approche du mouvement Mingei.
Le terme Craft recouvre un domaine proche de celui du Mingei. Ce dernier est d’ailleurs souvent traduit en anglais par folk craft, dans le sens d’artisanat qui requiert un savoir-faire manuel. Mais le terme Craft, lorsque transcrit en katakana (kurafuto), revêt une connotation plus marquée de « design ». Ainsi, comme l’illustre la création en 1956 de la Japan Designer Craftsmen’s Association (devenue plus tard la Japan Craft Design Association), un mouvement a émergé visant à intégrer des principes modernes et fonctionnels dans l’artisanat, donnant naissance à ce que l’on appelle design craft. Ce type d’artisanat repose essentiellement sur la production en série par des machines, suivant des plans de conception. Par rapport au Mingei, dont les contours sont plus fluctuants, le Craft s’appuie donc sur une définition plus rigoureuse et structurée du design.
Le Mingei ne concerne-t-il que des objets non signés ?

Avant d’établir son propre four à Mashiko, Shōji Hamada, figure centrale du Mingei se rend fréquemment à Okinawa et utilise les fours du quartier de Tsuboya. Cette boîte à couvercle témoigne de l’influence des formes et motifs de la céramique okinawaïenne sur son travail. “Boîte avec couvercle, porcelaine gosu et vernis d’oxyde de fer”, four de Ryūkyū, 1927, H12 × L11 cm Crédit photo et collection : Musée de la céramique de Mashiko

Kanjirō Kawai, qui partageait avec Sōetsu Yanagi un goût pour la céramique “slipware” rapportée d’Angleterre par Shōji Hamada, a développé sa propre interprétation de cette technique. “Bol incrusté à glaçure de plomb”, 1930, ⌀39,6 × H8,7 cm Crédit photo et collection : Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan)
Selon la définition donnée par Sōetsu Yanagi, le Mingei désigne des objets fabriqués par des artisans anonymes. Autrement dit, il se caractérise avant tout par l’absence de signature de leur créateur.
Toutefois, le mouvement Mingei a compté parmi ses figures majeures de nombreux artistes, tels que Kanjirō Kawai, Shōji Hamada, Keisuke Serizawa, Tatsuaki Kuroda ou encore Shikō Munakata. Cette contradiction a parfois été soulignée par la critique. Si l’on suit strictement la définition initiale, cela peut sembler paradoxal. Pourtant, le Mingei n’a pas seulement cherché à mettre en avant des objets issus d’une tradition anonyme ; il s’est aussi inscrit dans une réflexion plus large sur l’expression artistique et le rôle des créateurs.
Comme mentionné en réponse à la première question, le Mingei s’est construit sur des critères esthétiques distincts de ceux de l’art traditionnel. Il ne s’agissait pas seulement d’un projet de sensibilisation de la société, mais aussi d’une proposition sur la manière dont les artistes pouvaient repenser leur propre création. En somme, le mouvement mettait en avant l’existence d’objets, jusqu’alors ignorés, mais qui méritaient pourtant d’être pris en considération.
Dans le domaine de la poésie waka, il existe une technique appelée honka-dori, qui consiste à reprendre un poème ancien pour en créer une nouvelle variation. De manière similaire, en artisanat, il arrive que l’on réalise des utsushi, des reproductions inspirées d’œuvres existantes. Dans ce processus, le modèle original était généralement considéré comme une référence de grande valeur. Le mouvement Mingei a proposé ses propres objets comme modèles à imiter, contribuant ainsi à l’émergence d’un nouveau style de création chez les artisans.
Par exemple, Shōji Hamada a intégré dans ses œuvres des éléments issus des arts populaires de diverses régions, notamment d’Okinawa. De son côté, Keisuke Serizawa s’est nourri des motifs du bingata d’Okinawa (teinture au pochoir) pour développer son propre langage artistique. Pour Tatsuaki Kuroda, ce sont les meubles coréens qui ont joué un rôle similaire. Cette dynamique est bien résumée par la critique de Jirō Aoyama à propos du travail de Shōji Hamada : « Dans ses œuvres, le raffinement côtoie la médiocrité. » Autrement dit, ces créateurs s’inspiraient d’objets considérés comme simples et modestes, mais leur travail relevait d’un haut niveau de maîtrise.
Ainsi, leurs productions étaient différentes des objets Mingei collectés par Sōetsu Yanagi et ses pairs. Pourtant, ce type de création correspondait pleinement à l’objectif initial du mouvement Mingei, et dans les faits, les artistes associés à ce courant ont marqué durablement l’histoire de l’artisanat japonais.
Beaucoup des artistes qui sont associés au Mingei n’étaient pas issus d’une lignée d’artisans mais ont choisi de le devenir. Leur capacité à produire des œuvres inspirées du Mingei tenait aussi au fait qu’ils étaient relativement affranchis des contraintes familiales ou territoriales. Cette liberté a favorisé l’émergence de figures considérées comme des « outsiders » dans le monde de l’artisanat. Shikō Munakata en est un exemple emblématique. En 1936, il expose son œuvre Yamato-shi Uruwa-shi lors de l’exposition Kokugakai, mais ses dimensions hors norme créent des tensions avec l’organisation. Cet épisode le conduit à se rapprocher de Sōetsu Yanagi et des figures du Mingei, car il ne rentrait pas dans les catégories de la peinture et de l’estampe de l’époque. Pour Shikō Munakata, le mouvement Mingei devient un soutien essentiel.
Au fil des années, l’établissement d’un « style Mingei », inspiré des objets modestes du quotidien (getemono), suit deux grandes évolutions. La première concerne l’émergence d’artistes qui, influencés par la pensée de Sōetsu Yanagi, choisissent à leur tour de devenir artisans. Parmi eux figurent les élèves et disciples des créateurs de la première génération du mouvement.
La seconde évolution touche les artisans des régions de production artisanale traditionnelle. Ceux-ci prennent conscience que les techniques et motifs qu’ils emploient au quotidien sont désormais considérés comme des œuvres d’art. Le Mingei contribue ainsi à la structuration d’un marché pour ces productions locales, ce qui pousse certains artisans à s’inscrire dans une démarche plus personnelle et créative.
Ces deux dynamiques ne sont pourtant pas distinctes. Certains des artistes de la première catégorie s’installent dans des régions artisanales pour y exercer leur activité, tandis que des artisans issus de lignées traditionnelles deviennent à leur tour apprentis auprès des figures du mouvement Mingei. Selon les régions et les disciplines, les situations varient, mais ces trajectoires croisées ont contribué, à partir des années 1960, à façonner le Mingei contemporain.


“Yamato-shi Uruwa-shi” est la première œuvre de Shikō Munakata à intégrer du texte comme élément central. Il s’agit d’une série de gravures illustrant un poème de Ichiei Satō. Lorsqu’il soumet l’ensemble, composé de vingt gravures assemblées en quatre panneaux, au jury de l’exposition Kokugakai, l’œuvre est rejetée pour dépassement des dimensions autorisées. Cependant, Shōji Hamada et Sōetsu Yanagi, alors membres du jury, remarquent son travail et décident finalement de l’exposer, marquant ainsi le début de son rapprochement avec le mouvement Mingei, qui influencera profondément sa carrière. Détail de “Yamato-shi Uruwa-shi”, 1936, H32 × L723 cm (longueur totale) Crédit photo et collection : Musée de Shikō Munakata
Le Mingei repose-t-il uniquement sur le travail artisanal ?
Sōetsu Yanagi ne rejetait pas catégoriquement la production mécanique. Par exemple, dans son essai Hita no Sarayama (1931, non traduit) consacré à la céramique Onta, il commence par énoncer que « la tradition est tout ce qui compte » puis poursuit en affirmant qu’une création fondée uniquement sur la connaissance manque de « cet élément essentiel et indispensable à la beauté ». Il poursuit en expliquant que « tant que cet élément est bien saisi, il n’y a aucun problème à s’installer en ville, à s’aider de machines ou à acquérir de nouvelles connaissances ». S’il ne fait pas l’éloge inconditionnel des machines, il ne les exclut pas non plus, sous réserve de certaines conditions.
De son vivant, Sōetsu Yanagi n’a pas encouragé une fusion explicite entre le Mingei et la production industrielle, mais il s’est montré réceptif au design moderne. Dans les années 1940, lorsque la designer française Charlotte Perriand est venue au Japon pour organiser une exposition, Sōetsu Yanagi et Shōji Hamada ont rédigé un texte exprimant une opinion favorable de son travail. De même, lors d’un voyage aux États-Unis après la guerre, Sōetsu Yanagi a porté une grande estime à la Eames House.
Sōetsu Yanagi n’a jamais considéré les produits industriels comme du Mingei à part entière. Pourtant, si l’on définit le Mingei comme des objets du quotidien destinés au peuple, on pourrait alors voir dans les produits manufacturés son expression contemporaine. Cette idée a été formulée de manière la plus explicite par son fils aîné, Sōri Yanagi, lui-même designer industriel. À la fin de l’année 1977, Sōri succède à Shōji Hamada en tant que troisième directeur du Musée des Arts populaires japonais. L’année suivante, dans le numéro d’avril de la revue Mingei, il publie un texte intitulé “L’avenir du Mingei”, dans lequel il présente de nombreux produits manufacturés et affirme que « le Mingei finira par se fondre de manière évolutive dans la production issue du design industriel ». Il exprime également une opinion audacieuse, déclarant que le Musée des Arts populaires japonais ne devrait pas se contenter de ressembler à une annexe d’un antiquaire ni se limiter à exposer de beaux objets du passé comme un simple musée.
Cependant, après la guerre, le mouvement Mingei se développe en lien étroit avec les régions de production artisanale, et Sōri finit par ne plus défendre ouvertement cette position. Malgré tout, cette réflexion sur la relation entre Mingei et industrie, ou entre Mingei et design, demeure essentielle. À l’heure où le Mingei connaît un regain d’intérêt sous des formes diverses, il semble plus que jamais pertinent de s’y replonger.

Sōetsu Yanagi visite pour la première fois le village de Onta en 1931. Il en vante la qualité dans “Hita no Sarayama” et “Le Japon du travail manuel”, contribuant ainsi à sa reconnaissance. Plus tard, en 1954 et 1964, Bernard Leach séjourne également sur place pour y travailler, participant à la renommée internationale de la poterie d’Onta. Crédit photo : Musée des Arts populaires japonais (Nihon Mingei-kan)

Extrait du numéro de septembre 1978 de la revue “Mingei”. À gauche, une cafetière dessinée par Peter Schlumbohm ; à droite, une carafe à décanter conçue par Kaj Franck. De nombreux autres objets y sont présentés, alliant simplicité d’usage et beauté de la forme.
Quelles étaient les activités de Sōetsu Yanagi et ses pairs dans les régions de production artisanale ?
L’évaluation de l’artisanat repose le plus souvent sur la manière dont un objet est fabriqué, comme c’est le cas pour les « produits artisanaux traditionnels » désignés par le Ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie. À l’inverse, nous avons vu en réponse à la troisième question que le Mingei selon Sōetsu Yanagi mettait davantage l’accent sur l’usage des objets.
Les interventions de Yanagi et de ses pairs dans les régions de production artisanale étaient donc moins centrées sur les détails des processus de fabrication que sur une démarche de sensibilisation à l’importance du travail ancien et sur l’appréciation des pièces finies. Leurs critiques reposaient avant tout sur leur propre regard, avec lequel ils jugeaient instantanément, et parfois avec une sévérité tranchante, la valeur des objets qu’ils examinaient. Dans les régions concernées, ces critiques faisaient beaucoup d’effet.
Les visites de terrain menées par Sōetsu Yanagi et son groupe se sont intensifiées dans les années 1930, au fur et à mesure que le mouvement Mingei prenait de l’ampleur, s’inscrivant dans leur activité de collecte d’objets. À ses débuts, le Mingei opposait principalement les notions de « noble ou populaire » et d’« objet de contemplation ou d’usage quotidien ». Mais peu à peu, ces catégories ont été remplacées par une nouvelle dichotomie : « centre et périphérie » ou encore « avancé et archaïque ». Ce n’était pas le progrès fondé sur la science et le savoir qui les intéressait, mais plutôt la permanence des formes anciennes. Pour les artisans de ces régions, qui cherchaient souvent à moderniser leur production, les critiques de Sōetsu Yanagi et ses pairs pouvaient paraître déconcertantes. Pourtant, elles leur offraient également une forme de reconnaissance, une valorisation inédite de leur travail qui pouvait avoir des allures de magie.
Le fait que de nombreux artistes avaient rejoint le mouvement Mingei est un autre élément clé pour comprendre ces interventions dans les régions de production artisanale. Dès l’avant-guerre, Kanjirō Kawai, Shōji Hamada et Bernard Leach se rendaient régulièrement dans les ateliers de poterie du quartier de Tsuboya, à Naha, Okinawa. Lors de son long séjour au Japon, Bernard Leach a également accompagné Sōetsu Yanagi et ses compagnons dans leurs tournées, réalisant des œuvres à chaque étape de leur parcours. Ces visites ont non seulement permis aux artisans locaux d’observer directement les créations des figures du mouvement Mingei, mais elles ont aussi souvent attiré l’attention des médias, donnant aux artisans l’opportunité de comprendre comment leur travail était perçu.
Dans l’après-guerre, des disciples du mouvement Mingei ont émergé un peu partout au Japon, tandis que des magasins spécialisés, étroitement liés aux producteurs, ont vu le jour. Certains ont également mené des actions de formation sur place pour transmettre la pensée de Sōetsu Yanagi et de ses pairs. Ces initiatives ont laissé une empreinte durable, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui.

Interviewé : Takuji Hamada (濱田琢司), professeur à la Faculté de Lettres de l'Université Kwansei Gakuin, spécialiste de la géographie culturelle, de la culture régionale et folklorique, ainsi que de l’artisanat. Ses recherches portent sur la place culturelle de l’artisanat, en particulier de la céramique, et son impact sur les territoires, mais aussi sur les cadres institutionnels du patrimoine immatériel et sur les liens entre folklore, Mingei et monde des médias et de la mode. Il est le petit-fils de Shōji Hamada, Trésor national vivant.
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