Une carte de visite qui change la vie

Les maîtres artisans de Tokyo #03

06.03.2018

TexteAya Ogawa PhotographiesKitchen Minoru

Quartier de Ginza, à Tokyo. Une fois passée l’avenue principale, ses boutiques de mode et ses grands magasins, en descendant l’avenue Harumi direction Tsukiji, derrièrele grand théâtre de kabuki, les ruelles se rétrécissent, laissant apparaître un paysage fait de minuscules bistrots, de micro-ateliers et de logements. C’est là, à un coin de rue tranquille que se trouve l’atelier d’imprimerie Nakamura Katsuji. Une fois passée la porte vitrée coulissante, un comptoir sombre et patiné par les ans nous accueille, sur lequel s’étalent des cartes de visite et des enveloppes fraîchement sorties de la presse, en attente de leur heureux propriétaire.

Akihisa Nakamura est le patron des lieux, le 5e d’une lignée de maîtres typographes installés ici. L’activité d’imprimerie, c’est lui qui l’a initiée. Elle consiste à assembler les lettres en relief (appelées « types »), en métal ou en bois pour imprimer un texte en plusieurs exemplaires. Le procédé le plus courant utilise des types coulés dans un alliage de plomb. Les types sont assemblés conformément au manuscrit, dans une matrice, la « galée », enduite d’encre puis placée sous une presse. C’est en Chine que les premiers caractères mobiles en bois ont été inventés. Le procédé s’est diffusé dans le monde entier, en particulier en Europe où Johannes Gutenberg inventa l’alliage de plomb pour imprimer la Bible qui porte son nom. Commença alors l’âge d’or de l’imprimerie. Au Japon, l’imprimerie au bois fut très utilisée pendant toute la période d’Edo avant d’être détrônée à partir de Meiji par l’imprimerie au plomb. La première imprimerie moderne fut créée au Japon à Tsukiji, puis d’autres ouvrirent sur l’avenue Ginza, au point de faire du quartier le quartier des imprimeurs par excellence.

— Autrefois, la typographie et l’imprimerie étaient deux industries distinctes, et nous avions plusieurs fondeurs de caractères à l’atelier. Puis, dans les années 1970, est apparu l’offset et la demande pour des travaux en typographie a chuté. Dans les années 2000, la photocomposition et la PAO se sont développées et c’est toute la filière de l’imprimerie qui a été bouleversée. Il y avait encore de nombreux collègues et confrères dans le quartier, mais ils ont mis la clé sous la porte les uns après les autres. Nous avons repris la presse de l’un d’eux et nous avons entamé une activité d’imprimeur.

Le sousbock réalisé avec la composition de la photo précédente. C’est une spécificité de la Tekin de permettre l’impression d’illustration.

Le degré de liberté dans le design typographique peut paraître limité, mais le choix du papier, le toucher des caractères, et les caractères eux-mêmes sont d’une pure beauté. Aucun autre procédé n’approche cette profondeur du rendu, et c’est cette qualité que M. Nakamura tient à transmettre. C’est pour cette raison que les clients privés et les entreprises, sensibles à ce charme, lui commandent cartes de visite et papiers à en-tête.

Selon M. Nakamura, il y a environ dix ans maintenant que la typographie a retrouvé les faveurs du public. Tout a commencé avec la mode américaine du « letterpress », portée par des fabricants de cartes postales, cartes d’anniversaire ou cartes de Noël. Les États-Unis ont une culture de la carte de Noël faite à la main. Des séries à tirage limité se sont fait remarquer pour la qualité de leur texture, de leur design typographique et le goût apporté au choix des polices de caractères. De là, les commandes privées d’impressions en petit nombre sont devenues à la mode également au Japon.

— Nous avons célébré notre centenaire il y a 7 ans. Parmi les messages que nous avons reçus à cette occasion, un client pour qui nous avions réalisé des cartes de visite nous a dit : « Ça a changé ma vie ». J’ai été surpris. Alors que le monde devient de plus en plus digital, l’usage de la carte de visite reste essentiel, sans doute parce que c’est un outil de connexion physique entre les individus. D’autre part, une jeune graphiste m’a dit : « quand je viens ici, je me sens soudain mieux ». En fait, les designers utilisent quotidiennement l’ordinateur comme outil de travail, le contact manuel de vrais caractères leur fait retrouver le charme magique de l’imprimé.

Tenir entre ses mains une carte de visite imprimée par M. Nakamura, c’est sentir combien la pression exercée est parfaite, au point qu’il faut passer le doigt sur les caractères pour percevoir la différence. Si la pression est trop forte, le fer crée une dépression dans le papier. Du travail de mauvais ouvrier, disait-on autrefois. Mais aujourd’hui, cette sensation du relief en creux est à la mode, comme si cette preuve tangible du travail fait main nous était nécessaire.

Imprimeurs de Taiwan, amateurs d’impression privée du Royaume-Uni et d’Allemagne ou encore passionnés actifs pour le renouveau de l’imprimerie typographique, nombreux sont ceux qui viennent voir M. Nakamura pour échanger leurs vues et des informations sur leur passion commune. Des touristes étrangers font aussi le détour pour commander des cartes de visite. Tous demandent que figure, en plus de leur nom en alphabet, leur nom en japonais, en katakana. Nous autres avons l’habitude de gérer hiragana, katakana et kanji, mais pour les étrangers, cela a le charme de la nouveauté.

— Aujourd’hui aussi, une dame de Pologne doit venir prendre livraison de cartes de visite qu’elle a commandées. Il n’est pas toujours facile de se comprendre, selon la langue, mais maintenant, on peut effectuer la composition et la mise en place et vérifier avec le client sur l’écran de l’ordinateur, explique M. Nakamura en souriant. Les cartes de visite, avec le nom de la dame en caractères latins et en katakana, l’attendent, enveloppées de papier.

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