Terry Ellis et Keiko Kitamura redéfinissent l’esprit du Mingei contemporain
Les fondateurs de la boutique MOGI Folk Art intègrent l'artisanat Mingei dans le quotidien en l’adaptant aux exigences d'aujourd'hui.

Terry Ellis et Keiko Kitamura, propriétaires de la boutique MOGI Folk Art, proposent une sélection éclectique allant des meubles et céramiques aux vêtements et œuvres d’art, sans se limiter à un genre spécifique.
Cela fait maintenant un siècle que le mouvement Mingei a vu le jour. En un siècle, les modes de vie ont changé, tout comme la perception de cet artisanat. Réfléchir au Mingei dans un contexte contemporain implique de remettre au centre la liberté créative qui caractérisait les artisans qui en sont à l’origine. En adoptant cette perspective, notre compréhension du Mingei peut s’élargir et gagner en profondeur.
« La clé, c’est de se demander si un objet vous semble beau, » explique Keiko Kitamura de la boutique MOGI Folk Art, un acteur clé de l’actuelle popularité du Mingei. « La notion de “beauté fonctionnelle” est importante, bien sûr, mais réduire le Mingei à des objets purement utilitaires serait une erreur. Nous sélectionnons également des pièces qui captivent l’œil. »
Lorsque l’on parle de Mingei, une expression revient systématiquement : yō no bi (« la beauté de l’utile »), souvent considérée comme l’incarnation de son esthétique. Mais si l’on réduit l’essence du Mingei à ce seul concept de yō no bi, on risque d’enfermer dans un cadre rigide ce qui, à l’origine, se voulait libre et spontané. Or, le Mingei s’apprécie dans toute sa diversité, avec une liberté propre à chacun.
Depuis la fin des années 1990, Terry Ellis et Keiko Kitamura s’efforcent de montrer comment intégrer le Mingei à la vie quotidienne en respectant profondément son histoire, tout en l’adaptant aux exigences de notre époque.
Leur entrée dans l’univers du Mingei trouve son origine dans le “Butterfly Stool” (“tabouret papillon”), une pièce emblématique conçue par Sōri Yanagi. Tous deux avaient débuté leur carrière dans les années 1980 en tant qu’acheteurs mode pour le bureau londonien du célèbre select shop BEAMS. Au milieu des années 1990, ils y ont lancé BEAMS Modern Living, une ligne dédiée aux objets d’intérieur, mettant notamment en lumière les meubles de designers scandinaves des années 1940 à 1960. Leur démarche a participé à l’engouement autour du design nordique qui a suivi. C’est dans ce contexte qu’ils ont intégré le “Butterfly Stool” à leur sélection.
« Le “Butterfly Stool” est une icône du design Mid-century japonais. En feuilletant d’anciens magazines européens de décoration intérieure, on voyait systématiquement ce tabouret apparaître. En découvrant qu’il avait été conçu par Sōri Yanagi, nous avons décidé, à notre retour au Japon, de rendre visite à son atelier », expliquent-ils.
Avec le temps, ils établissent une relation de confiance avec lui qu’ils continuent d’approfondir après avoir obtenu la distribution du “Butterfly Stool”. À cette époque, Sōri Yanagi dirigeait le Musée d’Artisanat folklorique japonais (Nihon Mingei-kan), et ils s’y sont rendus à de nombreuses reprises, happés par la richesse du mouvement Mingei initié par son père, Sōetsu Yanagi.
« Le Mingei, c’est ce que les habitants d’une région fabriquent en utilisant les matériaux de leur terre, pour répondre aux besoins de leur communauté. Aujourd’hui, les déplacements de personnes et d’objets à travers le monde ont rendu les spécificités locales moins visibles. Pourtant, même à l’échelle internationale, il n’existe aucun autre pays où les savoir-faire artisanaux enracinés dans un territoire subsistent autant qu’au Japon », explique Terry Ellis.
Touché par leur œil avisé et leur passion, Sōri Yanagi leur a non seulement ouvert les portes de sa collection personnelle, mais il les a également mis en relation avec des artisans à travers tout le Japon. À une occasion, il a même inscrit un message de recommandation au dos de sa carte de visite, un geste d’une rare valeur à l’époque. Terry Ellis et Keiko Kitamura conservent encore précieusement cette carte, comme un talisman.
Cette rencontre décisive avec Sōri Yanagi les a poussés à sillonner le Japon pour découvrir les ateliers d’artisans locaux. À chaque étape, ils ont noué un dialogue approfondi avec les créateurs et sélectionné uniquement les pièces qui touchaient profondément leur sensibilité, pour ensuite les faire découvrir au monde.


Droite : Terry Ellis et Keiko Kitamura visitent l’atelier d’Osamu Matsuzaki, artisan en bois et laque basé à Mashiko, dans la préfecture de Tochigi. Depuis près de 30 ans qu’ils s’intéressent au Mingei, ils ont noué des relations de confiance solides avec des artisans partout au Japon en leur rendant régulièrement visite et en établissant un dialogue sincère avec eux. Gauche : Terry Ellis transmet ses idées à l’atelier Kimano Tōki à Mashiko, où un couple d’artisans, formé à Okinawa, continue de produire des céramiques. Crédits photo : MOGI Folk Art
« Dans les maisons des grands maîtres du design scandinave, il y avait toujours des objets Mingei »

« Il n’existe aucun autre pays au monde où les traditions artisanales locales sont aussi bien préservées qu’au Japon », affirme Terry Ellis.
En entrant dans la boutique MOGI Folk Art, on découvre un mélange éclectique : objets Mingei, folk art, vêtements, articles de décoration, pièces vintage et créations originales se côtoient harmonieusement. Ce mélange illustre une approche contemporaine du Mingei, un style que Terry Ellis et Keiko Kitamura cultivent depuis 1997, lorsqu’ils ont fondé le label fennica chez BEAMS, une ligne qui marie artisanat japonais et design moderne. Cette vision trouve ses racines dans leur expérience chez BEAMS Modern Living, où ils ont fait leurs premières incursions dans le domaine.
« Lorsque nous avons commencé à travailler avec le design nordique chez BEAMS Modern Living, nous avons intégré le “Butterfly Stool”, ce qui nous a conduits à rencontrer Sōri Yanagi et à élargir notre intérêt au Mingei. En visitant les pays scandinaves, nous avons remarqué que dans les maisons des grands maîtres du design nordique, il y avait toujours des objets issus du Mingei. Par exemple, des assiettes de Shōji Hamada étaient exposées chez eux. Ces designers appréciaient le Mingei et vivaient entourés de ces pièces. Chez Hans J. Wegner, il y avait des chaussures en paille tressée et des manteaux de paille venant des régions enneigées du Japon. Ils rassemblaient ces pièces simplement parce qu’ils les trouvaient belles. Ces objets étaient intégrés et exposés dans ces intérieurs au design épuré et précis caractéristiques du style scandinave », raconte Keiko Kitamura.
C’est en constatant cet équilibre entre design nordique et Mingei que Terry Ellis et Keiko Kitamura ont décidé de proposer des objets issus de l’artisanat japonais chez BEAMS Modern Living. Cependant, leurs débuts furent difficiles. En 1997, alors que le design scandinave commençait à gagner en popularité, les clients s’intéressaient surtout aux verreries élégantes et à la vaisselle blanche et épurée. Lorsqu’ils exposaient des poteries d’Okinawa, massives et aux motifs audacieux, celles-ci suscitaient peu d’intérêt.
« À l’époque, le Mingei était perçu comme propre aux générations plus âgées. Il n’était pas considéré comme quelque chose qui pouvait s’intégrer dans un style de vie contemporain », se souvient Keiko Kitamura.
Pour que les clients, venus initialement chercher du design scandinave, puissent s’intéresser au Mingei, ils ont conçu des pièces de yachimun (céramiques d’Okinawa) sans motif. Lorsqu’ils ont présenté cette idée aux artisans, certains se sont montrés sceptiques, mais grâce à des échanges approfondis et à une vision claire, ils ont su les convaincre. Ces pièces exclusives, aux lignes sobres, ont rapidement rencontré le succès. En adaptant le Mingei aux besoins et aux sensibilités de leur époque, Terry Ellis et Keiko Kitamura ont multiplié les collaborations sur mesure et contribué à redéfinir l’image de cet artisanat.
Leurs efforts ont fini par porter leurs fruits : autour des années 2000, leur boutique et le Mingei ont commencé à gagner en reconnaissance, jetant les bases de la popularité croissante que cet art connaît aujourd’hui.

Une bouteille à saké “tokuri” en céramique noire coréenne de la période Joseon. Cet objet, autrefois possédé par Janet Leach, épouse de Bernard Leach, a été acquis à Londres.

Un récipient à condiments réalisé par Shōji Hamada. Bien que l’objet ait été initialement présenté comme anonyme lors de sa découverte à Mashiko, Terry Ellis était convaincu qu’il s’agissait d’une création de Shōji Hamada. Cette attribution a ensuite été confirmée par Tomoo Hamada, le petit-fils de l’artiste. La taille inhabituelle du pot, pour un usage japonais, reflète l’influence des objets étrangers observés par Shōji Hamada.

Un bol à thé signé Kanjirō Kawai. À la fois utilitaire et d’une beauté remarquable, ce bol incarne parfaitement le style distinctif de Kanjirō Kawai.
« Les objets acquis instinctivement s’intègrent toujours naturellement dans le quotidien »

« Si quelque chose vous plaît, achetez-le. Votre sensibilité évoluera naturellement au fil de vos choix », conseille Keiko Kitamura.
« Ce qui importe le plus, c’est que la personne aime vraiment l’objet et ait envie de l’utiliser. Il faut qu’elle puisse envisager de vivre avec lui. Si elle trouve que cet objet est plus beau en étant exposé, alors qu’elle l’expose. Et si, à un moment donné, ses goûts évoluent, elle pourra se dire : “Pourquoi ne pas essayer de trouver une pièce réalisée un peu plus tôt par le même artisan ?” En explorant ainsi les filiations des objets, le Mingei devient encore plus captivant », explique Keiko Kitamura.
Keiko Kitamura encourage à acheter sans hésitation ce que l’on aime. En respectant son instinct et en collectionnant des objets qui nous tiennent à cœur, notre sensibilité évolue naturellement, affirme-t-elle. La passion du duo pour le Mingei transparaît dans les pièces soigneusement sélectionnées pour leurs deux boutiques. On imagine sans mal qu’ils possèdent également une impressionnante collection chez eux.
« Inutile de se dire : “À quoi bon posséder autant d’objets ?” L’important est de créer un espace où chacun peut trouver sa place et être mis en valeur. Par exemple, lorsque nous recevons des invités, nous modifions les agencements ou choisissons la vaisselle en fonction du repas. Cela ouvre des discussions passionnantes avec nos convives. Quant à ceux qui pensent qu’un espace restreint limite les possibilités, je leur conseille d’essayer d’y placer de grandes pièces. Étrangement, cela agrandit visuellement l’espace. C’est bien plus équilibré que de remplir un petit espace avec une multitude de petits objets, » explique Keiko Kitamura.
Dans les années 1990, alors que peu de gens s’intéressaient au Mingei, Terry Ellis et Keiko Kitamura ont su percevoir la beauté et l’intérêt de cet art populaire, montrant comment l’intégrer dans le quotidien, sans se limiter à reproduire le passé mais en anticipant les attentes de l’époque. Leur moteur ? Aimer ce qu’ils choisissent, et s’appuyer sur leur propre sensibilité.
« Quand vous achetez quelque chose, mieux vaut ne pas chercher trop d’informations sur votre smartphone. Il est préférable de suivre votre intuition et votre sensibilité plutôt que de se fier aux données », conseille Terry Ellis.
Terry Ellis en est convaincu : ce que l’on acquiert librement, guidé par son instinct, s’intègre toujours naturellement dans notre quotidien. Qu’il s’agisse d’une pièce créée il y a cent ans ou par un artisan contemporain, le Mingei, fruit d’une créativité libérée, ne vieillit jamais. Il continue, à travers les époques, d’apporter une richesse esthétique et émotionnelle à la vie quotidienne. Si l’on garde l’esprit ouvert, de belles rencontres avec cet art empreint de liberté et de beauté nous attendent.
Plus d’informations sur MOGI Folk Art sur le site internet de la boutique.

Une assiette créée par Kashin Teruya, représentative du style “yachimun” propre à Okinawa. Formé auprès du maître artisan Eishō Kobashigawa, connu comme l’un des « trois hommes de Tsuboya » (à Naha, Okinawa), Kashin Teruya continue de produire des pièces depuis près de 40 ans, après avoir ouvert son propre atelier en 1985.

Un tabouret du Kenya. Un objet rare dans la collection de Terry Ellis et Keiko Kitamura, principalement composée d’artéfacts d’Afrique de l’Ouest.

Un masque d’Afrique de l’Ouest. « Le Japon regorge de superbes pièces d’art africain. La collection de Keisuke Serizawa en est un parfait exemple, et elle nous a profondément inspirés », confie Terry Ellis.
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