Les visions grotesques du bouddhisme de Shintaro Kago

Dans la série “Mandalism”, cet artiste renommé d'“ero-guro” livre une interprétation viscérale et répugnante de motifs bouddhiques.

11.03.2024

TexteGabriela Mancey-Jones

“Fetus Mandala” © Shintaro Kago

« Méfiez-vous des avions. Même si vous deviez atterrir en urgence au sommet d’une montagne enneigée et survivre, il y aurait toujours la possibilité que vous manquiez de nourriture et deviez manger la chair des passagers morts en premier. » Cette inquiétante prédiction est issue d’un des “Malheureux Omikuji” de Shintaro Kago. Les omikuji sont des bandelettes de bonne fortune, que l’on pioche au hasard dans une boîte, habituellement disponibles dans les sanctuaires shinto et les temples bouddhiques pour la modique somme de 100 yens. Mais pour les visiteurs ayant pioché un papier dans la boîte en bois à l’entrée de l’exposition Mandalism, qui s’est tenue jusqu’au 3 mars 2024 à la galerie Post-Fake à Roppongi, Tokyo, les prédictions étaient moins souriantes. Attaques au couteau, accidents mécaniques industriels et autres réjouissances cannibales étaient prophétisées. 

Né à Tokyo en 1969, Shintaro Kago est un mangaka et un illustrateur culte. Célébré pour sa maîtrise du genre ero-guro (“érotique grotesque”), son oeuvre penche vers le sanglant, le scatologique, voire la perversité. Dans sa série de peintures et d’installations Mandalism, Shintaro Kago réinterprète des motifs du bouddhisme japonais à travers le prisme de la crasse et de la chair du corps humain. Les visiteurs de l’exposition ont pu faire l’expérience du détournement de rituels traditionnels grâce à la vente d’omikuji et d’ema. Les ema, des plaquettes en bois sur lesquelles sont inscrites des prières, sont ici ornées de visages mutilés et accrochées au mur, exposant les rêves et espoirs des précédents visiteurs. 

 

Une déesse de la miséricorde aux mille bras

Les peintures de cette série représentent de nombreuses figures issues de la mythologie bouddhique. Dans “Ksitigarbha”, la gardienne tutélaire des enfants dans le bouddhisme japonais apparait entourée de têtes de nourrisson sans corps et de poitrines de femmes, enchevêtrées de phallus enroulés. Plus loin, Senju Kannon Bosatsu ou la déesse de la miséricorde aux mille bras est réinventée de manière terriblement littérale : dans “Thousand-Legged Kannon Bosatsu”, on la voit mutilée alors que des membres emmêlés émergent autour d’elle. Si l’on regarde la peinture plus attentivement, on peut remarquer un petit trou sur la toile, là où le compas de Shintaro Kago a transpercé à la fois le matériau et le sujet ; du sang perle sur ses bandages autour de la blessure. Sur une autre peinture de Kannon Bosatsu, “Genesis Kannon Bosatsu”, d’impossibles distortions de la chair sont perceptibles, viscéralement, si l’on s’attarde sur les plis et les déchirures de la peau distendue. À travers cette série, Shintaro Kago semble prendre plaisir à se saisir de ces symboles de transcendance et à les faire rentrer dans le moule de formes humaines périssables.

Ainsi, la plupart des images que l’on retrouve dans ses oeuvres proviennent du corps humain : fétus, dents, intestins, parties génitales… Comme d’autres maîtres du genre, Shintaro Kago comprend l’importance du détail en vue de générer de l’horreur liée au corps. Les couleurs changeantes de la chair exposée, les bouts de tissu musculaire, tout résonne au sein du public qui le ressent sous sa propre peau. La matérialité répugnante du corps prend d’autant plus de relief que d’autres motifs sont répétés, notamment celui de la viande. De gros morceaux de jambon cru ornent “Fetus Mandala”, alors que dans “Chaotic Mandala”, des bouts de cochons et d’humains deviennent presque interchangeables. Le processus de la transcendance, le démantèlement et le détachement du corps physique, apparait moins spirituel et plus semblable au retournement cognitif qui transforme un bout de chair d’un « cochon » à un « porc ». 

 

Usines à illumination

Ce thème, de la route vers l’illumination comme d’une sorte d’usine de transformation de la viande, atteint son apogée dans “Hell and Nyorai Raigouzu”. Sa composition et ses tonalités sont différentes des autres peintures de la série. “Hell and Nyorai Raigouzu” est une vision de la vie après la mort sous forme de tapis roulant. Peuplé d’énormes têtes mutilées entourées de figurines miniatures en proie à de terribles destins, la composition s’étend du sol de l’usine jusqu’au paysage de la ville : une vision sombre d’une ville japonaise industrielle faite de voies rapides, de cantines et de pollution. Broyées et transformées en saucisses ou noyées dans les excréments, les petites figures humaines y évoquent les subtilités torturées d’un triptyque de Hieronymus Bosch ou la curiosité enfantine d’une double page de Où est Charlie ?

Observer “Hell and Nyorai Raigouzu” souligne la façon dont Shintaro Kago joue avec la composition bouddhique traditionnelle du mandala, visible dans les autres peintures. Comparée au chaos de l’oeuvre précédente, la symétrie d’une peinture comme ‘Genesis Kannon Bosatsu’ enchante et révulse l’observateur. A la différence du côté ludique qu’il y a à repérer une forme nouvelle et bizarre de torture dans “Hell and Nyorai Raigouzu”, les éléments des peintures de mandala entraînent l’oeil dans un cercle : un membre distendu ou un pénis allongé amenant à un autre. L’observateur est donc sujet à une forme tordue de la pratique méditative d’observation d’un mandala, puisque la plongée infinie d’un détail à un autre ne fait que nous emmener plus profondément dans le dégoût.

 

Méditations sur le dégoût

Les oeuvres repoussantes de Shintaro Kago peuvent être considérées à l’aune des oeuvres historiques japonaises appelées kusozu, représentations des “neuf stades de la décomposition”. La contemplation de ces étapes est une pratique méditative bouddhique traditionnelle, une des deux “méditations sur le dégoût” lors desquelles les pratiquants doivent imaginer ou observer un corps en putréfaction, afin de réfléchir à l’impureté et l’impermanence du corps. Cette décomposition se divisait en neuf étapes : dilatation, rupture, putréfaction… Les peintures kusozu, représentant souvent des corps féminins, permettaient aux observateurs de méditer sur la fugacité répugnante de la chair.

En cela, les peintures de Shintaro Kago apparaissent moins être un assaut hérétique sur les motifs religieux, comme une version bouddhique du “Piss Christ”, et plus un déballage subtile de motifs qui ont toujours mijoté sous la surface. La deuxième “méditation sur le dégoût”, patikulamanasikara, consiste en la contemplation de 31 différentes parties du corps : ongles, dents, reins, selles, sueur, pus, moelle… Ces composants minutieusement détaillés font certainement écho à la boucherie des mandalas de Shintaro Kago. C’est peut-être cela le choc le plus violent de cette série : pas son caractère érotique ni le grotesque, mais ce qui est désagréablement méditatif.

 

Mandalism (2024), une série de peintures par Shintaro Kago. Plus d’information sur son oeuvre sur son compte InstagramMandalism était aussi une exposition qui s’est tenue à la galerie POST-FAKE à Tokyo en 2024.

Détail de “Ksitigarbha” © Shintaro Kago

“Thousand-Legged Kannon Bosatsu” © Shintaro Kago

“Genesis Kannon Bosatsu” © Shintaro Kago

Detail from “Chaotic Mandala” © Shintaro Kago

Détails de “Hell and Nyorai Raigouzu” © Shintaro Kago

Détail de “Internal Organs Mandala” © Shintaro Kago

“Ema” et “omikuji visibles lors de l'exposition “Mandalism”.