Naomi Okubo, cacher son visage et refuser de se retrouver piégée
Dans la série “Wardian-Cased”, l'artiste illustre avec subtilité les contradictions de notre société, et ce que nous refusons d’affronter.
“Wardian Cases” (2020)
Les réseaux sociaux, les flots d’images auxquels nous sommes soumis, amènent à renforcer le sentiment d’une norme sociale, comportementale, et attisent la peur d’être jugé lorsqu’on s’en éloigne. Ils contraignent l’acceptation de sa propre personnalité, et nous enferment dans une « cage sociale. » C’est à partir de ce constat, de ses conséquences sur notre environnement — social et naturel —, et en suivant un processus créatif méticuleux, que travaille l’artiste japonaise Naomi Okubo.
Née en 1985 à Tokyo, Naomi Okubo se forme à la Musashino Art University, avant de s’installer à Brooklyn. En 2020, dans le cadre de la pandémie, elle revient au Japon. Sa dernière série, Wardian-Cased, produite en 2020, l’amène à poursuivre le développement de la pensée qui guide initialement son œuvre. « Le contexte a permis de mettre en lumière les contradictions propres à notre société. Beaucoup de gens, dont moi, ont réalisé que notre vie sociale est beaucoup plus précieuse que ce que nous pouvions penser. Je me demande comment est-ce que nous pouvons nous prendre la main, sortir de l’utopie sur laquelle repose notre société, et marcher ensemble vers une wilderness [naturalité] ? C’est la question que je me pose aujourd’hui », précise Naomi Okubo.
Piégés dans une illusion
C’est lors de son adolescence, alors qu’elle est confrontée au jugement social, aux complexes personnels qu’il crée, que l’artiste commence à s’intéresser à la problématique de l’image, de l’attitude que la société attend d’un individu. Ainsi, ces codes en termes d’apparence, de comportement social sont de fait assimilés comme des normes, au détriment de ceux qui ont le sentiment de ne pas entrer dans ce cadre.
En interrogeant ses propres sentiments, l’artiste représente, dans un univers surchargé — notamment de plantes importées dans des structures humaines, artificielles —, des personnages amorphes. Ces jeunes filles, dont le style est inspiré de l’artiste elle-même, dissimulent leur visage, détournent le regard, cherchent à fuir le jugement de l’autre, et sont contraintes à la timidité, à rester en retrait. Cet univers onirique se veut une allégorie d’une société où les incohérences et les douleurs personnelles sont masquées sous un déluge de « beau ».
Au cœur de l’œuvre de Naomi Okubo, un processus technique qu’elle suit systématiquement : « Cela débute par des images glanées via différents supports, puis je réalise un collage numérique intégrant un autoportrait. Ensuite, j’utilise un projecteur pour tracer les contours. Même si certaines œuvres ressemblent à de vrais tissus ou à des impressions numériques, elles sont toutes peintes à la main. J’y tiens beaucoup. Ce processus me permet de me reconnecter à la réalité », explique l’artiste à Pen.
Enlever nos œillères
Pour le projet Wardian-Cased l’artiste s’est basée sur « La caisse de Ward », premier modèle de terrarium portable, inventé par le docteur Nathaniel Bagshaw Ward autour de 1829. Après avoir découvert que la végétation de son jardin londonien de Wellclose Square était affectée par la pollution, en pleine révolution industrielle, Nathaniel Bagshaw Ward décide de faire fabriquer ces structures étanches, permettant un meilleur développement de ses fougères. Naomi Okubo a trouvé un parallèle entre ce récit et sa situation actuelle, alors qu’un soir d’été, sur un toit couvert de fleurs sauvages de Brooklyn, elle aperçoit à l’horizon d’immenses citernes à eau. « La juxtaposition de fleurs sauvages, des réservoirs d’eau et du coucher de soleil sur Manhattan ressemblait presque à une scène de science-fiction, et cela m’a choquée. Dans le même temps, j’ai compris que cela illustrait la contradiction propre au monde dans lequel nous vivons », décrit-elle.
Si « La caisse de Ward » a permis une meilleure compréhension de notre écosystème, elle a, à la manière de notre société, rendu difficile de « voir l’extérieur, la pollution, alors que nous restons à l’intérieur d’une bulle, respirons un air chaud et humide, entourés de belles plantes et de papillons. Nous pouvons facilement ignorer ce qui se passe réellement à l’extérieur même si nous nous persuadons que nous vivons dans une utopie, mais nous pourrions simplement y être piégés », conclut l’artiste.
Le travail de Naomi Okubo est à découvrir sur son site internet et sur son compte Instagram.
“The Dream in the Dream” (2020)
“From here to somewhere...” (2020)
“As one incapable of her own distress, Or like a creature native and indued unto that element” (2020)
“Inside of a Utopia” (2020)
Détail de la peinture “From here to somewhere...” (2020)
LES PLUS POPULAIRES
-
“Contes de pluie et de lune”, récits fantomatiques nippons
Ueda Akinari signe, avec ce recueil, une oeuvre considérée comme une des plus importantes de la fiction japonaise du XVIIIème siècle.
-
Stomu Yamashta, le plus grand percussionniste du monde
Le disque culte “Sunrise from West Sea” (1971) relate son incursion dans l'univers du free-jazz et du rock psychédélique japonais.
-
“Le sauvage et l’artifice”, schizophrénie japonaise
Dans son ouvrage, le géographe et orientaliste Augustin Berque souligne le rapport ambivalent qu’entretiennent les Japonais avec la nature.
-
“Buto”, la danse des ténèbres révolutionnaire
Né dans un contexte d’après-guerre rythmé par des mouvements contestataires, cet art subversif rejette les codes artistiques traditionnels.
-
La forêt qui a influencé “Princesse Mononoke” à Yakushima
Cette île montagneuse regorge de merveilles naturelles, de ses plages de sable étoilé à la forêt vierge qui a inspiré Hayao Miyazaki.