“YUGEN” à Art Fair Tokyo, l’illumination à travers l’obscurité

Dans cette exposition organisée par Tara Londi, huit artistes ont donné leur version de ce concept essentiel de l'esthétique japonaise.

23.04.2024

TexteGabriela Mancey-Jones

Shiori Eda.

« En observant des montagnes en automne à travers la brume, le paysage peut sembler vague mais être d’une grande profondeur. Même si peu de feuilles d’automne sont visibles à travers la brume, le paysage est attrayant. Car la vue sans limites créée par notre imagination surpasse de loin tout ce que l’on peut distinguer clairement ». À travers l’obscurité transparait notre propre lumière ; à travers le brouillard, nos propres paysages. Cette explication (extraite du livre Japanese Aesthetics and Culture: A Reader de Nancy G. Hume) nous aide à comprendre que c’est le yugen, peut-être le concept le plus obscur et indescriptible de l’esthétique japonaise.

Présentée lors de Art Fair Tokyo en mars 2024, YUGEN, une exposition organisée par la curatrice indépendante Tara Londi, mettait en avant le travail de huit artistes de renommée internationale. Leurs oeuvres faisaient écho au concept titulaire de yugen, que l’on peut traduire comme “profondeur mystérieure”, “beauté tranquille” ou “le subtile et le profond”. Comme indiqué en ouverture de cet article, le yugen « ne réfère pas à un monde au-delà du nôtre, mais plutôt à la profondeur du monde dans lequel nous vivons ». En cela, les artistes de cette exposition se confrontent à une multitude de “mondes” complexes superposés au nôtre, du non-humain au capitalisme, essayant d’en suivre les ombres et les échos.

 

Des langages sans paroles

La première oeuvre du parcours, Mantra for the Earth (2023) de l’artiste cubano-américain Jose Parla, est une peinture monumentale, riche en texture et en profondeur. Tara Londi, qui a commenté pour Pen les oeuvres exposées, détaille ses nombreuses influences : la musique, la dégradation urbaine des villes et en particulier, la calligraphie. Les lignes noueuses oranges et blanches évoquent à la fois la calligraphie arabe divanî et le graffiti freehand (Jose Parla est d’ailleurs célèbre pour ses oeuvres de street art). Cette calligraphie sans mots « transcende nos capacités rationnelles » explique Tara Londi. Ce faisant, elle devient une forme plus pure et universelle de communication. Contre l’arrière-plan texturé, ces lignes deviennent des fils, reliant les rues de Miami à une cour ottomane.

Cet aspect calligraphique d’un alphabet stylisé pour une langue inconnue se retrouve aussi dans l’oeuvre de l’artiste française Dominique Lacloche. Ces vingt dernières années, elle a travaillé des feuilles de Gunnera manicata (rhubarbe géante), dont des fragments apparaissent moulés dans du bronze tout au long du mur de la galerie. En relevant leurs protubérances évocatrices de l’empattement (ou sérif) des polices, Tara Londi raconte que Dominique Lacloche aime « travailler en collaboration avec la plante… pour approcher et essayer de comprendre son langage silencieux et, d’une certaine façon, dépasser les croyances anthropocentriques ». Dans le contexte de cette foire basée au Japon, la curatrice note que cet aspect n’est pas sans évoquer le caractère animiste du shinto japonais et de son engagement avec le non-humain, en remettant en cause la position centrale des hommes au sein du monde spirituel.

 

« De l’émerveillement à la peur et la sauvagerie »

L’échelle vertigineuse de la nature, à la fois dans le temps et dans l’espace, est puissamment mise en scène dans les peintures oniriques de l’artiste japonaise Shiori Eda. Dans de vastes paysages bleutés, une minuscule figure de femme se déplace, à pied, en bateau ou bien simplement en flottant. Le bleu profond de ces oeuvres évoque à la fois l’océan et le ciel nocturne. Des paysages d’encre qui dissimulent autant qu’ils s’étendent sans limites. Selon Tara Londi, ces peintures « expriment un sentiment de sublime, un sentiment d’émerveillement autant que de peur et de sauvagerie ». Le “sublime” est bien sûr un concept esthétique occidental de grandeur au-delà de la compréhension, mais il peut aussi être comparé au yugen. Ces deux concepts évoquent une infinité qui captive et submerge le spectateur, rendu en retour minuscule face à l’échelle du monde naturel.

Les oeuvres de l’artiste nippo-américain Neil Hamamoto saisissent aussi par leur échelle écrasante, cette fois représentant les machinations globales du capital et non l’énormité de la nature. Neil Hamamoto crée ses oeuvres à l’aide d’étiquettes de prix multicolores, façonnant des images à la fois abstraites et figuratives. Dans Untitled (triptych), comme dans les écrits de Mark Fisher, le capitalisme est investi de la force et de l’inévitabilité d’une catastrophe naturelle : des étiquettes bleues et blanches, comme en écho à La Grande Vague de Kanagawa, investissent l’espace telles une bête en technicolor. Voici une autre application, certes remarquablement contemporaine, du yugen : l’économie comme une force complexe et profonde sous la surface du monde, que seul l’art peut éclairer. 

D’autres oeuvres dans l’exposition évoquaient des forces au sein de mondes habitant le nôtre comme les psychopompes des peintures lugubres de David Noonan, les femmes mystiques hantant les oeuvres de Jesse Jones ou le tarot futuriste de Tai Shani. Des royaumes des esprits aux voix silenciées des femmes, elles évoquent le transcendantal et les contraintes sociales. Les peintures photochromatiques de Romana Londi en déstabilisent même la vue, abordant les sens comme un énième espace de multiplicité potentielle. Pourtant, toutes ces oeuvres puisent dans la puissance complexe du yugen : usant paradoxalement de l’obscurité pour illuminer les profondeurs de notre monde.

 

YUGEN (2024), une exposition coordonnée par Tara Londi. Plus d’information sur le site internet du projet YUGEN.

Vidéo d’une oeuvre de Romana Londi.

Jose Parla, “Mantra for the Earth” (2023).

Neil Hamamoto.

David Noonan.

Neil Hamamoto, “Untitled (triptych)”.

David Noonan.

Dominique Lacloche.

Dominique Lacloche.

Tai Shani.

Romana Londi et Neil Hamamoto.

Romana Londi.

Jesse Jones.

Jose Parla, “Mantra for the Earth” (2023).