La mémoire vivante de la déportation des nippo-américains en bande dessinée
En 1942, George Takei doit quitter son logement avec sa famille, sous les sommations de militaires américains venus tambouriner à sa porte.
© Fort Rohwer 1942 - Wikimedia Commons
Célèbre interprète du Capitaine Hikaru Sulu dans Star Trek, George Takei est avant tout un Américain d’ascendance japonaise. Si ses origines lui ont apporté gloire et fortune en lui permettant de pousser les portes d’Hollywood, elles n’ont pas toujours été synonyme de chance dans sa vie.
Dans la bande dessinée Nous étions les ennemis, sortie en France en 2020 aux éditions Futuropolis, il raconte un pan méconnu de l’histoire américaine : l’internement dans des camps de « relocalisation » des Japonais et Américains d’origine japonaise aux États-Unis, ordonné par le gouvernement au lendemain de l’attaque de Pearl Harbor.
« La race japonaise est une race ennemie »
Le 8 décembre 1941, le président Roosevelt déclare la guerre au Japon, en réponse à l’attaque de Pearl Harbor la veille. Un fort sentiment anti-japonais s’installe alors dans le pays. La côte Ouest, sous l’impulsion du général John DeWitt, est la première à organiser la déportation d’une partie de ses habitants, sur critère d’origine nippone, à partir de février 1942. Si le militaire explique d’abord vouloir protéger cette population de la haine des Américains blancs, il finit par montrer sa motivation réelle en déclarant : « la race japonaise est une race ennemie et, même si de nombreux Japonais de deuxième ou troisième génération nés sur le sol des États-Unis possèdent la nationalité et se sont “américanisés”, l’héritage racial demeure intact ». C’est donc une hypothétique allégeance à l’Empereur nippon qui est crainte par le gouvernement et les forces armées américaines, qui entreprennent sans ménagement une persécution brutale.
La famille de George Takei, qui réside alors à Los Angeles en Californie, doit quitter du jour au lendemain avec quelques valises et trois enfants sa résidence et la blanchisserie familiale. Avec des milliers d’autres, ils sont placés dans des trains et emmenés de force vers des baraquements frugaux et sordides entourés de barbelés, construits à la hâte dans des zones inhospitalières. Le camp que rejoint la famille Takei se situe en Arkansas et se nomme Fort Rowher. Ils seront envoyés plus tard dans le camp de Tule Lake, en Californie.
Dans la bande dessinée, George Takei raconte que, comme beaucoup d’enfants, lui, son frère et leurs amis ne comprenaient pas ce qu’il se passait : ils pensaient partir en vacances. Mais la réalité les rattrape, car les conditions de vie sont extrêmement rudes dans les camps. Beaucoup sont malades, mal nourris, épuisés par le travail imposé à certains d’entre eux. Puis, il devient impossible d’ignorer la violence, quand ceux qui font mine de s’échapper sont abattus par les militaires depuis les miradors, sans autre forme de procès. Durant quatre ans, le petit George endure et comprend que sans raisons justifiables autres que leur apparence, lui, sa famille et ses amis sont devenus des ennemis dans leur propre pays.
Préjugés raciaux et hystérie de guerre
C’est bien « le préjugé racial, l’hystérie de guerre et les ratés du leadership politique » qui sont reconnus par le président Jimmy Carter en 1988, alors qu’il présente des excuses aux survivants. En cette période troublée par la guerre, le sentiment anti-immigration envers les personnes d’origine asiatique, déjà existant aux États-Unis, se renforce. Lors de leur déportation, la plupart des familles japonaises et américaines d’origine japonaise perdent tout : leurs maisons, leurs biens, leurs entreprises. Si elles n’ont pas résisté, c’est en vertu du shikata ga nai (on ne peut rien y faire) : l’esprit de résilience fort qu’elles ont développé au fil des guerres perdues et de la période de domination étrangère dans leur pays d’origine.
Ne voulant pas faire de vagues, la plupart de ces familles ont obéi docilement aux sommations injustes du gouvernement, et n’ont pas demandé réparation après leur libération. La plupart sont restées aux États-Unis, comme la famille de George Takei et, plutôt que se dresser contre le gouvernement oppresseur, beaucoup ont tâché de « racheter [leur] nom et faire respecter [leur] honneur » (déclaration de Daniel Inouye, futur sénateur engagé dans le célèbre 442e régiment de l’armée américaine, composé de volontaires nippo-américains, cité dans la bande dessinée), en perpétuant leur lignée sur le sol américain et en évitant de transmettre les souvenirs douloureux des internements à leurs enfants et aux générations suivantes.
George Takei, lui, a traversé deux états d’esprit au cours de sa vie : d’abord humilié, il a tout fait pour s’intégrer une nouvelle fois dans son pays d’accueil, et deviendra le célèbre acteur hollywoodien que l’on connaît, acceptant humblement les caractéristiques raciales parfois stéréotypées et dégradantes qui entourent les seuls rôles qu’on lui confie. Mais, dans une seconde partie de sa vie, il entreprend d’utiliser sa voix pour dénoncer fermement les actes violents dont lui et les siens furent victimes, perpétuant un essentiel devoir de mémoire, en faisant fi de la discrétion des Japonais et Américains d’origine japonaise, et de l’amnésie nationale, conjointes dans cette histoire tragique.
Nous étions les ennemis (2020), une bande dessinée de George Takei, Steve Scott et Justin Eisinger éditée par Futuropolis.
© “Nous étions les ennemis”, 2020 - éditions Futuropolis TDR
© “Nous étions les ennemis”, 2020 - éditions Futuropolis TDR
© “Nous étions les ennemis”, 2020 - éditions Futuropolis TDR
© Fort Rohwer 1942 - Wikimedia Commons
© George Takei - Wikimedia Commons
© “Nous étions les ennemis”, 2020 - éditions Futuropolis TDR
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