Les salarymen, une vie de servitude remise en question

27.04.2020

TexteSolenn Cordroc'h

©Ryoji Iwata

Une marée d’hommes en costume-cravate se fraye un chemin dans les couloirs tentaculaires d’un métro japonais en heure de pointe. Ces hommes, communément appelés les salarymen, sont le symbole d’un Japon triomphant d’après-guerre, à la réussite économique exemplaire, mais pour combien de temps ?

Au Japon, le monde du travail est toujours régi par l’implacable modèle économique d’après-guerre qui consiste à recruter les futurs cols blancs dès la sortie de l’université. Les entreprises s’assurent ainsi une main d’oeuvre efficace qui leur jure allégeance et dévouement jusqu’en fin de carrière, en échange d’un travail garanti à vie.

L’employé incarne son entreprise avec ardeur, avec son impeccable tenue vestimentaire du costume-cravate et également à travers le moindre de ses faits et gestes. Pour preuve, la majorité des travailleurs refusent de prendre l’intégralité de leurs congés payés pour ne pas altérer la relation nouée avec leur employeur. Si un employé venait à prendre la totalité de ses congés, il signalerait, en filigrane, ne pas avoir une haute opinion de son entreprise.

©Francesco Ungaro

Alors que le gouvernement japonais a dernièrement adopté une loi pour augmenter le nombre de jours de repos obligatoires, cette nouvelle n’a pas fait l’unanimité et certains refusent toujours de s’y conformer, pour ne pas alourdir la charge de travail de leurs collègues pendant leur absence. Cette spécificité japonaise, où les intérêts collectifs priment sur l’individualité, remonte aux Vème et VIème siècles, lors de l’adoption des doctrines shintoïstes et bouddhistes introduisant le travail comme l’une des valeurs les plus importantes de la société japonaise.

Dans son ouvrage “Le chrysanthème et le sabre”, l’anthropologue Ruth Benedict décrit la servitude des Japonais en ces mots : “La force de caractère se montre dans l’obéissance aux règles, non dans la révolte.” Dévoués à leur entreprise, les infatigables travailleurs japonais cumulent un nombre colossal d’heures supplémentaires, considérées comme une preuve d’engagement et de loyauté. Même si les tâches de la journée ont été pleinement accomplies, la norme veut que l’employé ne quitte jamais son bureau avant son patron. De même, une fois la journée achevée, il est de bon ton que les collègues se retrouvent entre eux dans un izakaya, pour décompresser et enchaîner les boissons alcoolisées avant de rentrer, échinés, par le dernier train.

©Max Anderson

Cependant, cette accumulation de travail peut avoir des conséquences néfastes. Le gouvernement japonais reconnait chaque année 200 cas de karoshi, un nombre pourtant bien en-deçà de la triste réalité. Le karoshi, composé de ka pour l’excès, ro le travail et shi la mort, désigne la mort par surcharge de travail. Pour contrer ce fléau, le gouvernement japonais tente de mettre en place certaines pratiques telles que l’obligation pour les patrons d’éteindre les lumières dans les bureaux à 22h et d’encourager leurs employés à quitter leur lieu de travail dès 15h chaque dernier vendredi du mois. Le nombre d’heures supplémentaires a également été limité à 100 heures par mois, mais les risques de karoshi sont décuplés dès 80 heures supplémentaires mensuelles.

La société de sécurité japonaise Tasei prend le problème à bras le corps en utilisant un procédé insolite. C’est un drone qui chasse les derniers travailleurs des bureaux en diffusant la chanson écossaise Auld Lang Syne, habituellement utilisée pour annoncer la fermeture imminente des magasins aux clients. Signe de la prise de conscience des fléaux du monde du travail, la série Watashi Teiji, traduisible par “je ne ferai pas d’heures supplémentaires”, est un véritable succès au Japon. Elle dépeint la vie d’une salariée d’une trentaine d’années qui essaie désespérément de quitter son poste à 18h chaque soir, sans jamais y parvenir.

Si la vie d’un salaryman était auparavant réglée comme du papier à musique, cette servitude à toute épreuve ne convient plus à la jeune génération. Elle rêve plutôt de pouvoir concilier vie personnelle avec carrière professionnelle et de se départir, ainsi, d’une vie entièrement dédiée au travail.

©Charles Deluvio

©Alva Pratt