Un moine devenu réalisateur produit son premier documentaire, Shusenjo

02.03.2020

TexteEleanor Parsons

En 2018, Miki Dezaki a terminé son projet de fin d’études à l’université Sophia, à Tokyo, sous la forme d’un film documentaire intitulé Shusenjo — Le principal champ de bataille de la problématique des femmes de réconfort. Comme son nom l’indique, le film examine les arguments politiques entourant la question des femmes de réconfort au Japon, en Corée du Sud et ailleurs. Présenté pour la première fois lors d’une projection sur le campus de Sophia devant un public mixte composé de professeurs et d’étudiants, il a depuis été sélectionné par le Festival international du film de Busan, repris par Tofoo Films et projeté dans d’innombrables salles en Asie, en Amérique du Nord et en Europe. Nous avons parlé à Miki Dezaki de son parcours pour devenir cinéaste et de ce qu’il a appris en cours de route.

Né dans le Tennessee, aux États-Unis, de parents immigrés japonais, Dezaki — qui avait l’intention de devenir médecin — étudie la physiologie dans le Minnesota. Lorsqu’il réalise les effets négatifs sur la santé du stress induit par une carrière en médecine, Dezaki part à la recherche de sa propre forme d’apaisement qu’il trouve dans la méditation. Par la suite, le désir de maîtriser la méditation le conduit à embrasser la vie de moine. Sa mère souhaitant cependant qu’il acquière d’abord une expérience professionnelle, il se rend dans le pays de ses parents pour enseigner l’anglais dans le cadre d’un programme d’échange culturel, avant de partir en Thaïlande pour devenir moine bouddhiste. Le mode de vie monacal, la recherche de l’illumination et surtout la méditation l’attirent immédiatement. Alors que la vie d’un médecin nord-américain semble à mille lieux de celle d’un moine d’Asie du Sud-Est, Dezaki décrit la méditation comme étant la médecine préventive ultime. De plus, sa décision d’étudier la médecine et celle de devenir moine sont toutes deux motivées par son désir d’aider les autres.

©Robert Kirsch

Dezaki aurait très bien pu demeurer moine si son père n’était pas tombé gravement malade, ce qui l’a poussé à retourner aux États-Unis pour s’occuper de lui dans les derniers jours de sa vie. En y repensant, Dezaki réalise qu’il y a traversé de nombreux carrefours sur son chemin pour devenir réalisateur. Il a failli s’inscrire dans un programme d’études sur la paix en Finlande, mais a choisi à la place un programme d’études des affaires internationales à l’université de Sophia après avoir reçu une bourse. L’un des aspects positifs de l’université Sophia, dit Dezaki, c’est que le programme offre à ses étudiants une certaine souplesse dans le choix du support de leur projet de fin d’études.  Une flexibilité qui permet à Dezaki de créer un film alors que d’autres programmes n’auraient peut-être pas été aussi indulgents. Si son père n’était pas tombé malade, il serait peut-être encore en Thaïlande. S’il était allé en Finlande, il serait peut-être en train d’étudier en doctorat. Les choses pourraient être bien différentes.

Pour Dezaki, la décision de réaliser un documentaire reposait sur plusieurs facteurs : il avait déjà une expérience substantielle du montage vidéo depuis l’époque où il avait été YouTuber aux États-Unis, réalisant des vidéos sur des questions sociales et politiques au Japon. Il est donc à l’aise sur le support vidéo. En outre, il estimait qu’il y avait une limite au nombre de personnes qui lisent des articles universitaires, et il voulait que beaucoup de personnes écoutent ce qu’il avait à dire.

Dezaki s’inspire de tous ceux qui cherchent à aider les personnes défavorisées, celles qui n’ont pas de voix. Dans le monde du cinéma, cela se traduit par des réalisateurs qui s’attaquent à des questions refoulées. Dezaki respecte particulièrement le réalisateur japonais Mori Tatsuya, qui offre au public un aperçu de domaines de la société habituellement tabous. Dezaki évoque ce que Mori disait sur la façon dont il avait réussi à accéder de l’intérieur au culte de Aum Shinrikyo « A » pour son documentaire de 1998 : « J’ai juste demandé ». Il en a été de même pour Dezaki lors de la réalisation du film Shusenjo : il a simplement demandé des interviews et les gens ont dit oui.

Lorsqu’il a été question de produire un long métrage, Dezaki a sous-estimé la difficulté du processus. Bien qu’il ait reçu de l’aide en cours de route, en tant que projet de fin d’études, il s’agissait en grande partie d’un travail individuel. Il réalise alors très clairement que la réalisation d’un film n’est pas le projet d’une seule personne, mais celui d’une équipe. Dezaki évoque le stress et la paranoïa qu’il a ressentis à certains moments, en considérant toutes les choses qui pourraient potentiellement mal tourner avant la fin du projet. Pourtant, tout semble se mettre en place au bon moment : il obtient les interviews qu’il voulait, le film est sélectionné au Festival international du film de Busan, un réalisateur lui présente son distributeur actuel… D’une certaine manière, dit-il, le film est béni.

Alors, quelle est sa prochaine étape ? Il a des projets pour un autre film sur les questions sociales et politiques au Japon, mais il n’entrera pas dans les détails. Pour Dezaki, tant qu’il n’a pas au moins la moitié des images, il n’a pas l’impression d’avoir un film. Trop de choses pourraient mal tourner, le forçant à passer à autre chose. À cet égard, il estime que son approche est très différente de celle des cinéastes occidentaux. Alors qu’aux États-Unis, les réalisateurs présentent d’abord leurs conclusions, puis travaillent à rebours pour « combler les vides », Dezaki préfère une approche plus exploratoire dans laquelle il peut découvrir et remettre en question ses propres opinions, et réexaminer les arguments existants afin de les présenter de la manière la plus juste possible.

Le désir d’aider les autres qui a inspiré la réalisation du film de Dezaki, ainsi que son passé de moine, a fortement contribué à sa propre expérience en tant que personne d’origine japonaise ayant grandi aux États-Unis. La discrimination dont Dezaki a souffert, bien que moins sévère que celle à laquelle sont confrontés les Afro-Américains, a néanmoins été une expérience très réelle pour lui. Dezaki dit que cela aurait été très important pour lui, lorsqu’il était jeune, si quelqu’un avait reconnu la discrimination dont les Asiatiques-Américains sont victimes, dans une forme ou une autre de média. Il dit que « le fait que quelqu’un reconnaisse votre souffrance est libérateur ». C’est ce qu’il aurait souhaité que quelqu’un puisse faire pour lui, et ce qu’il espère faire pour les autres avec son film.

En réfléchissant au travail qui a été effectué dans le film Shusenjo, Dezaki suppose que c’est peut-être grâce à sa naïveté, au début, qu’il a pu terminer le film. S’il avait su à quel point ce serait difficile, à quel point l’ensemble aurait pu facilement échouer, il n’aurait peut-être même pas commencé. Pour cela, Dezaki pense que s’il est important de rester raisonnable et intelligent dans son travail, l’idée de se laisser emporter par sa passion a une certaine valeur. Admettant qu’il a eu beaucoup de chance de recevoir autant de reconnaissance, Dezaki pense que son succès précoce est peut-être une épée à double tranchant, suscitant une certaine attente — peut-être irréaliste — pour ses projets futurs. Il s’assure de se rappeler constamment combien il a été difficile d’en arriver là où il est aujourd’hui. Ce qu’il voudrait dire à toute personne qui se lance dans son propre projet, à toute personne qui estime également avoir quelque chose à dire, c’est de ne pas avoir peur d’échouer. Parce que l’échec peut être une bonne chose… si vous pouvez échouer et que vous réussissez quand même à persévérer, cela montre que vous aimez vraiment ce que vous faites.