Ishiuchi Miyako, un regard singulier sur les femmes
Lauréate du prix Women in Motion 2024, la photographe réalise d’intimes portraits de femmes à partir d’objets laissés derrière elles.
Ishiuchi Miyako. “Mother’s #35”, série Mother’s. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / The Third Gallery Aya.
Les femmes, sujets photographiques par excellence, ont vu leur corps tant de fois magnifié et réifié par l’art. Dans trois séries signées Ishiuchi Miyako, qui s’attache à « capturer l’invisible », le corps des femmes brille toutefois par son absence. La photographe parvient à réaliser le portrait intime de personnes disparues à partir des objets qu’elles ont laissés derrière elles. Des robes sans hanches à habiller, un peigne sans cheveux à orner, un rouge à lèvres sans bouche à colorer.
Avec Mother’s (2000-2005), ひろしま/hiroshima (2008-auj.) et Frida (2013), Ishiuchi Miyako reconstitue la vie de sa mère, de victimes du bombardement atomique et de l’artiste Frida Kahlo. La photographe, née en 1947 dans le département de Gunma, a souhaité réunir ces trois séries mettant en scène des vies de femmes au sein d’une exposition, Belongings, aux Rencontres de la Photographie à Arles (jusqu’au 29 septembre 2024) où le prix Women in Motion pour la photographie 2024 lui a été décerné. Une récompense qu’Ishiuchi Miyako a décidé d’accepter en tant que représentante de tout un groupe de photographes japonaises, longtemps cantonnées aux marges de l’histoire de leur discipline et mises à l’honneur cette année dans une grande exposition collective.
Une aptitude au décalage
En 1976, Ishiuchi Miyako avait déjà organisé une exposition de dix femmes photographes japonaises (dont elle-même), Hyakka Ryōran (« Cent fleurs écloses »), afin de lutter pour l’égalité. Renversant les rôles traditionnels, elles avaient tourné leur objectif vers des hommes, nus en ce qui concerne Ishiuchi Miyako. C’est cette aptitude au décalage, à marquer un pas de côté qui participe à la renommée de sa première série réalisée l’année suivante.
Dans Zesshō Yokosuka Story (« Poème magnifique : histoire de Yokosuka »), l’artiste saisit ainsi la ville où elle a grandi sous un angle inédit. Si d’autres photographes comme Daido Moriyama ou Shomei Tomatsu en avaient déjà capturé la base militaire et les zones de divertissement, Ishiuchi Miyako souligne en creux les conséquences de l’occupation américaine sur les quartiers environnants et leurs habitants. Une manière pour elle de se réconcilier avec cette ville, où se sont produits de nombreux crimes sexuels restés impunis. Elle dira d’ailleurs par la suite que c’est en évoluant dans cet environnement qu’elle a pris conscience qu’elle était une femme pour la première fois.
Cette réalisation continue de l’habiter alors qu’elle progresse dans sa carrière. Au sein du monde de la photographie japonaise, qu’elle qualifie de « boy’s club », Ishiuchi Miyako doit s’affirmer. « En tant que jeune femme, on est victime de beaucoup de choses », explique-t-elle dans une interview à Pen. « Même si je ne me considère pas comme ayant été victime de misogynie, je ne voulais pas qu’on me sous-estime. Je me suis donc créé une image de femme forte pour faire face aux hommes. »
Le passage du temps, au centre de son oeuvre
Son attitude évolue lorsque l’artiste célèbre ses quarante ans et que l’image qu’elle s’était créée devient trop pesante. Elle renoue alors avec « son état naturel ». Un retour à l’essentiel qui se traduit dans son œuvre par deux séries révélant des corps sans artifices. Dans 1・9・4・7 (1988-1989), Ishiuchi Miyako photographie une cinquantaine de femmes nées la même année qu’elle, s’attachant de manière inhabituelle à leurs mains ou leurs pieds. Avec Scars (1995-1996), ce sont des cicatrices qu’elle met en lumière comme autant de traces de blessures passées. « Je souhaite représenter ces choses qui n’ont pas de forme. Le temps, la tristesse, les souvenirs ».
Le passage du temps est ainsi au centre de son œuvre. Après l’avoir identifié dans les nœuds et les creux des paumes de mains et des plantes de pieds, Ishiuchi Miyako en a cherché les traces dans les effets personnels de personnes disparues. « Ces choses portent en elles la preuve d’une vie humaine », affirme la photographe. « Même après qu’une personne ait disparu, sa forme, comme une ombre si l’on veut, continue d’habiter ses biens. »
De 2000 à 2005, Ishiuchi Miyako tente de reconstituer la vie de sa mère décédée soudainement dans la série Mother’s. Elle s’interroge sur les parts de sa personnalité qui lui resteront à jamais inaccessibles, comme celle qui l’a poussée à collectionner la lingerie. Son approche photographique évolue aussi, avec un passage notable à la couleur. Ce travail remportera un franc succès et la photographe est sélectionnée pour représenter le Japon à la Biennale de Venise en 2005. Peu de temps après, un éditeur lui propose de photographier les objets ayant appartenu aux victimes du bombardement atomique de Hiroshima. Surprise de découvrir des vêtements colorés alors qu’elle n’avait vu jusqu’alors que des images en noir et blanc de la catastrophe, Ishiuchi Miyako signe une nouvelle série en couleur, ひろしま/hiroshima.
« Je souhaite capturer les choses telles qu’elles sont naturellement. C’est pour cela que je suis passée à la couleur. Pour capturer le carmin du rouge à lèvres [de ma mère], » se souvient Ishiuchi Miyako. « J’avais d’abord commencé à photographier la série ひろしま/hiroshima en noir et blanc. Mais le monochrome, c’est lourd. Et ce n’est pas naturel car nous ne voyons pas en noir et blanc. »
Une attention aux détails qui constituent la vie des femmes
Par la suite la photographe est invitée à immortaliser les effets personnels de Frida Kahlo, demeurés scellés dans la salle de bain de l’artiste, à la demande de son mari Diego Rivera, jusqu’en 2004. Dans Frida (2013), Ishiuchi Miyako réussit une nouvelle fois à raviver l’ombre d’une existence passée et donne forme à la personnalité de Frida Kahlo de manière inédite, comme si elle n’avait quitté qu’à l’instant ses corsets et bottines.
Cette attention aux détails qui constituent la vie des femmes et la manière dont elle en transmet la réalité en s’éloignant des fantasmes et des clichés au travers d’un regard féminin (female gaze) suggèrent une approche féministe du sujet photographique. Interrogée à ce sujet, Ishiuchi Miyako conclut tout en nuances et humilité. « Je ne me suis pas vraiment souciée du féminisme mais le résultat de mon travail est considéré comme tel. Il n’y est pas question uniquement des sujets liés au genre ou au féminisme, mais de la façon dont j’ai mené ma vie. Or, ces thématiques imprègnent naturellement mon quotidien ».
C’est afin de célébrer la vie et le parcours hors normes de la photographe que les Rencontres d’Arles et Kering lui ont décerné le prix Women in Motion pour la photographie 2024. Une récompense qui, depuis 2019, rend hommage à des femmes photographes qui ont marqué leur discipline.
Dans le cadre de leur partenariat, le festival arlésien et le groupe français s’engagent aussi pour la mise en valeur du patrimoine photographique avec le Women in Motion LAB, une initiative qui soutient des projets de recherche autour de figures féminines du medium. En 2024, le programme a permis l’organisation d’une exposition collective majeure du travail de femmes photographes japonaises, Quelle joie de vous voir, Photographes Japonaises des Années 1950 à nos jours, accompagnée d’un ouvrage inédit redonnant la place qui leur revient aux artistes japonaises dans l’histoire de la photographie de leur pays.
Belongings (2024), une exposition de photographies par Ishiuchi Miyako dans le cadre des Rencontres de la Photographie à Arles, jusqu’au 29 septembre 2024 salle Henri Comte.
Ishiuchi Miyako est représentée par The Third Gallery Aya.
Plus d’informations sur le prix Women in Motion pour la photographie sur le site de Kering.
Ishiuchi Miyako. “ひろしま/hiroshima #37F donor: Harada, A.”, Avec l’aimable autorisation de l’artiste / The Third Gallery Aya.
Ishiuchi Miyako. “ひろしま/hiroshima #21 donor: Segawa, M.”, Avec l’aimable autorisation de l’artiste / The Third Gallery Aya.
Ishiuchi Miyako. “Frida by Ishiuchi #34”, série Frida by Ishiuchi. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / The Third Gallery Aya.
Ishiuchi Miyako lors de la remise du prix Women in Motion pour la photographie 2024 au Théâtre Antique d'Arles © Lisa Le Corre
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