Quand Hiroshi Sugimoto mêle Nô et ballet
©Ann Ray
Figures mythologiques en ombres chinoises qui traversent la scène, vieil homme qui attend, jeune héros déboussolé et oiseau flamboyant que bousculent l’arrivée d’un acteur shite tout droit venu du Nô. Telle est la trame de la pièce « At The Hawk’s Well » (Au puits de l’épervier) mise en scène et scénographiée par Hiroshi Sugimoto pour les danseurs de l’Opéra National de Paris.
Le photographe et plasticien japonais, renommé pour ses clichés de paysages marins où la ligne d’horizon se confond avec le ciel, reprend ici le répertoire d’un poète irlandais de la fin du XIXème siècle, William B. Yeats. Ce dernier figure parmi les premiers à s’être intéressés au Nô en Occident. Yeats cherche alors à renouveler les codes du théâtre classique occidental et trouve dans son équivalent japonais la modernité qui lui manque. Il écrit entre 1916 et 1919 quatre pièces inspirées par le Nô dont fait partie « At The Hawk’s Well ». La première représentation de cette dernière a lieu en 1916 dans le salon d’une mondaine avec le danseur Michio Ito dans le rôle du shite. Elle remporte un franc succès et sera réadaptée au fil des ans, notamment sur des musiques de Nô.
Le récit touche aux questions centrales de vie et de mort. Sur une île recluse, aux confins des mers, se trouve un puits d’où jaillit l’eau d’immortalité. C’est là qu’un vieillard attend son tour pour pouvoir enfin tremper ses lèvres dans le liquide de vie. Mais le puits est bien gardé par une femme-épervier qui le plonge dans un sommeil profond à chaque fois que jaillit la source. Lorsque le jeune héros Cuchulain vient à son tour tenter sa chance au puits, la femme-épervier apparait et il se lance à sa poursuite. Finalement, aucun n’accèdera à la tant convoitée immortalité.
« Ces représentations au Palais Garnier sont aujourd’hui pour moi une tentative de faire revenir sur scène l’esprit de Yeats grâce aux merveilleux danseurs de l’Opéra de Paris », écrit Sugimoto dans le programme du spectacle. Et il le fait avec brio dans une mise en scène qui fait écho à ses scènes marines grâce à des écrans tendus en demi-cercle au fond du décor où sont projetés des jeux de lumière rappelant ses clichés. Un Nôgakudo, la scène surélevée traditionnelle du Nô, a été dressée spécialement pour l’occasion sur le devant de l’estrade afin de représenter l’île du récit. Les trois personnages s’y lancent chacun dans une variation très moderne où les codes du ballet sont revisités, exaltés par la musique de Ryoji Ikeda. Les ports de bras à 90 degrés y tranchent ainsi avec la fluidité de la danse classique. De même pour les costumes en tissu lamé qui forment comme de grandes couvertures dans lesquelles s’enroulent les danseurs. Ils s’en servent dans des gestes millimétrés, hommage évident aux danses du Nô.
Bien sûr, il y a l’interlude avec le shite. Ici encore, on repère les entorses faites à la tradition. Le chorégraphe Alessio Silvestrin, qui habite le Japon depuis longtemps, a pris quelques libertés avec la forme. Il dit s’être inspiré du paradoxe bouddhique « le vide est forme, la forme est vide » puis l’avoir transformé en « le vide est forme après que la forme est vide ». Deux acteurs du théâtre Nô, Tetsunoji Kanze et Kisho Umewaka ont fait le voyage spécialement depuis le Japon pour interpréter ce personnage incongru mais sublime dans son apparition en apothéose du spectacle –comme pour les pièces de Nô.
« At The Hawk’s Well » n’est pas la première incursion scénographique de Hiroshi Sugimoto, ni sa première collaboration avec l’Opéra National de Paris. De plus en plus épris des arts de la scène, on a récemment pu admirer son travail de mise en scène de spectacles traditionnels japonais dans « Double suicide à Sonezaki » (2013) et « Sambasô, danse divine » (2018) représentés dans le cadre du Festival d’automne à Paris. Plus récemment, il a invité Aurélie Dupont, directrice de la danse du ballet de l’Opéra de Paris et ancienne danseuse étoile, à interpréter « Ekstasis », une chorégraphie de la célèbre Martha Graham sur le toit de l’Observatoire Enoura de sa fondation à Odawara. La vidéo de « Breathing », une parenthèse dans le temps et l’espace, est l’illustration parfaite de la vision du Nô de Sugimoto :
« Le théâtre Nô est un art qui consiste à fluidifier le temps. Le temps s’écoule dans un sens unique, du passé vers le futur ; mais le Nô est exempt de cette contrainte, il circule librement dans le temps, comme une time machine. Le rêve y sert de véhicule, c’est pourquoi certains types de Nô sont qualifiés de chimériques ».
©Ann Ray
©Ann Ray
©Ann Ray
©Ann Ray
©Ann Ray
LES PLUS POPULAIRES
-
“Les herbes sauvages”, célébrer la nature en cuisine
Dans ce livre, le chef étoilé Hisao Nakahigashi revient sur ses souvenirs d’enfance, ses réflexions sur l’art de la cuisine et ses recettes.
-
Shunga, un art érotique admiré puis prohibé
Éminemment inventives, se distinguant par une sexualité libérée, ces estampes de la période Edo saisissent des moments d'intimité sur le vif.
-
Le périple enneigé d’un enfant parti retrouver son père
Le film muet “Takara, la nuit où j'ai nagé” suit un jeune garçon sur la route, seul dans un monde d'adultes qu'il a du mal à appréhender.
-
L'homme qui construisait des maisons dans les arbres
Takashi Kobayashi conçoit des cabanes aux formes multiples adaptées à leur environnement et avec un impact limité sur la nature.
-
Les illustrations calligraphiques d'Iñigo Gutierrez
Inspiré du “shodo”, la calligraphie japonaise, l'artiste espagnol établi à Tokyo retranscrit une certaine nostalgie au travers de ses oeuvres.