Guide de survie en société d’un anti-conformiste, épisode 1 : Les choses que je fais en secret pour éviter qu’on ne lise dans mes pensées

Dans cette série, l'auteur Satoshi Ogawa partage les stratégies originales qu’il met en place pour faire face aux tracas du quotidien.

13.01.2025

TexteSatoshi Ogawa TraductionRebecca Zissmann

© Tomoyuki Yanagi

Dans chaque numéro de Pen, l’auteur Satoshi Ogawa, lauréat du prix Naoki, publie un essai inédit de sa série “Guide de survie en société d’un anticonformiste”. Dans cette série, il revient sur les stratégies originales qu’il met en place pour faire face aux tracas du quotidien. En voici le premier épisode, “Le faux brocoli”. 

 

L’été de ma deuxième année à l’université, je suis parti camper avec des amis. Nous avons fait un barbecue, bu sans retenue et bien ri. En pleine fête, l’un de mes amis a soudain sauté dans une étendue d’eau peu profonde, entre l’étang et la flaque, à côté de notre tente. Il s’est tourné vers moi en criant : « Hé, Ogawa ! Viens te baigner avec moi  ! » J’ai d’abord répondu « Hors de question ! », mais j’ai vite compris qu’il serait impossible d’échapper à cette invitation. Alors, discrètement, j’ai confié mon téléphone portable à un autre ami avant de sauter dans l’eau, poussé par le reste du groupe.

Je garde un souvenir honteux de cette expérience. Pas à cause du bain improvisé, ni pour avoir cédé à l’enthousiasme absurde des étudiants. Ce qui me fait honte, c’est d’avoir répondu « Hors de question » tout en me préparant à plonger. 

Il m’est arrivé à de nombreuses reprises d’acheter du brocoli, en particulier lorsque je n’avais pas spécialement envie d’en manger. Ces achats inutiles, je les appelle dans ma tête des “faux brocolis”. Quand je décide de cuisiner un curry, je me rends au supermarché et je remplis mon panier d’oignons, de pommes de terre, de porc, de carottes et de roux de curry. Puis, arrivé en caisse, une honte intense me submerge à l’idée que le caissier puisse penser : « Ce type a l’intention de se préparer un curry ». Je m’échappe alors de la queue et me dirige vers le rayon des fruits et légumes où j’ajoute un brocoli à mon panier. Mais ce n’est jamais suffisant. Le caissier pourrait penser « voilà un type qui achète un brocoli parce qu’il a honte que l’on sache qu’il va cuisiner un curry ». J’ajoute donc un roux brun au panier pour camoufler mes intentions et que l’on ne sache pas si je vais cuisiner un curry ou un ragoût. Quand ce n’est toujours pas assez, j’ajoute aussi des nouilles de konjac et du mirin pour donner l’impression que je pourrais aussi bien cuisiner un niku jaga (ragoût de viande et de pommes de terre). C’est alors que je peux enfin régler mes achats en vue de préparer un curry.

Je me demande si l’ami à qui j’avais confié mon téléphone portable avant de sauter dans la mare avait vu clair dans mon jeu. Il a sûrement dû penser : « Ce gars, même s’il dit qu’il n’en a pas envie, a bien l’intention de sauter dans la mare ». Je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine honte à l’idée que mes intentions ou ma volonté puissent être décryptées par les autres.

Ce penchant me pose aussi problème quand j’écris des romans. Les récits suivent souvent une structure prévisible. Dans les romans policiers, par exemple, les preuves laissées sur les lieux du crime ne désignent que rarement un suspect sans alibi comme coupable : ce serait trop évident et n’étonnerait personne. Si un personnage principal monte dans un train qui explose et que son sort reste incertain, il y a fort à parier qu’il a survécu et qu’il refera surface au moment opportun. Il apparaîtra alors et, à la question : « Tu n’étais pas censé être mort ? », répondra avec un sourire en coin, « Je l’ai échappé belle ! »

Quand j’écris, il m’arrive souvent de me retrouver pris dans ce genre de schémas. Dans ces moments-là, le “faux brocoli” s’insinue dans mon esprit pour me susurrer : « Si tu continues comme ça, les lecteurs vont deviner la suite ». J’y rajoute donc des brocolis, des nouilles de konjac, de la crème fraîche, des courgettes, des bolets séchés ou même du wasabi. L’histoire devient alors complètement incompréhensible, ce qui donne un livre qui ne se vend pas très bien.

 

À propos de l’auteur

Satoshi Ogawa est né en 1986 dans la préfecture de Chiba. Il fait ses débuts littéraires en 2015 avec De ce côté d’Eutronica (Yūtoronika no Kochiragawa, Hayakawa Books). En 2018, son roman Le Royaume des Jeux (Gēmu no Ōkoku, Hayakawa Books) remporte le 38ᵉ Grand prix Nihon SF ainsi que le 31ᵉ prix Yamamoto Shūgōrō. En janvier 2023, il reçoit le 168ᵉ prix Naoki—l’un des prix littéraires les plus prestigieux du Japon, récompensant des romans populaires d’exception—pour La Carte et le Poing (Chizu to Ken, Shūeisha, référence au roman de Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire). Son œuvre la plus récente, Your Quiz (Kimi no Kuizu), est parue chez Asahi Shimbun Publishing.

© Seiichi Saito