Shuntaro Tanikawa, poète tisseur de mots

Cet auteur célébré dans le monde entier se distingue par son approche du livre illustré, pensé comme complémentaire à la poésie.

18.09.2023

TexteAyano Hayashi PhotographiesShuhei Tonami

A près de 91 ans, Shuntaro Tanikawa poursuit son travail créatif quotidien. Récemment, il a réalisé une série de dessins de nus, inspirés du poème “Puisque nous sommes nus” 「ハダカだから」 Sa poésie mêle kanji, hiragana, katakana et alphabet occidental avec beaucoup de fraîcheur.

A la recherche de la sensation du cosmos, interview avec Shuntaro Tanikawa, poète tisseur de mots

Depuis plus d’un demi-siècle, Shuntaro Tanikawa cisèle les mots. En relisant la somme colossale de livres illustrés qu’il n’a cessé d’écrire en parallèle de son œuvre de poète, on se sent comme transportés à l’instant où le langage a fait son apparition au monde.

Nous avons rencontré ce poète qui a su saisir les possibilités infinies offertes par le langage. Extraits du numéro de Pen Magazine de juillet 2023.

 

Shuntaro Tanikawa est un poète, né à Tokyo en 1931. Il publie son premier recueil de poèmes La solitude de deux milliards d’années-lumière en 1952. Ne se limitant pas à la poésie, il est aussi connu pour avoir écrit des livres illustrés, des scénarios, des essais, des paroles de chansons et pour ses traductions. En près d’un demi-siècle, on lui doit plus d’une centaine de recueils de poèmes et de livres illustrés. Il est lauréat de nombreux prix dont le Prix Yomiuri, le Prix Noma de littérature pour enfants, le prix Tatsuji Miyoshi et celui des soirées poétiques de Struga.

Au printemps 2023 s’est tenue l’exposition Shuntaro Tanikawa Picture Book Exhibition au Play!Museum de Tokyo. Il s’agissait de mettre particulièrement en lumière les livres illustrés du poète, parmi la grande variété de ses œuvres. Au même moment paraissait son nouveau livre illustré Ici c’est chez nous 「ここはおうち」mis en images avec délicatesse et magie par l’artiste populaire junaida.

A propos de cette première collaboration, Shuntaro Tanikawa se souvient : « En voyant les premières épreuves si détaillées, j’ai été saisi par leur originalité. Les mots me sont alors venus tout naturellement ».

 

« En écrivant
Je me demande toujours
Si mes mots sont adaptés à notre époque »

 

Cela fait 50 ans qu’il a écrit son premier livre illustré. Les mots lui viennent-ils en premier ? Ou bien sont-ce les images ? Shuntaro Tanikawa est revenu sur les différents procédés créatifs qui mènent à la création d’un livre illustré, expliquant qu’il cherche chaque fois à renouveler sa palette d’expressions.

Le récit de Ici c’est chez nous se termine ainsi par l’apparition d’un vieil homme muni d’une tablette. Un objet bien connu des enfants de nos jours. Avec cette scène, l’auteur a souhaité représenter la façon dont on pense aujourd’hui.

« Lorsque je compose un récit, je me demande toujours s’il est en phase avec notre temps. C’est une question d’époque mais ce qui compte surtout pour moi, c’est la façon dont le présent est perçu. C’est un thème majeur dans mon œuvre. Pourtant, il me semble qu’aujourd’hui tout le monde a l’impression d’être perdant. Peu importe le nombre de nouveautés qui arrivent sur le marché, la vraie question demeure “avons-nous réellement besoin de toutes ces choses ?” Avant, le futur était ouvert si bien que l’on ne pensait pas à ce genre de choses, mais aujourd’hui les possibilités du futur semblent se restreindre. Alors, je pense fortement qu’il ne faut pas se résigner à perdre contre notre époque. »

Où est « ici » ? Quand est « maintenant » ? Ces questions poursuivent Shuntaro Tanikawa depuis l’enfance. Un jour, il s’est rendu compte que son existence n’était qu’un point dans l’univers. C’est ainsi que son œuvre La solitude de deux milliards d’années-lumière lui est venue à l’adolescence.

« Je n’ai qu’une mince perception de l’Histoire et ai toujours préféré les choses de l’espace. Le moment présent est lié au passé et au futur mais ce cours du temps n’est pas régulier comme le battement de l’aiguille d’une montre. “Au sein de l’éternité, l’instant présent” revêt de multiples facettes pour moi et c’est ce que j’ai toujours cherché à exprimer dans mes poèmes ».

Il y a tout juste 50 ans, Shuntaro Tanikawa se concentrait sur la richesse et les attraits de la langue japonaise. En 1973 paraissait Poèmes de jeux de mots 「ことばあそびうた」un livre illustré qu’il considère fièrement comme faisant partie de ses trois meilleures œuvres. 「かっぱかっぱらった」 « le kappa a chapardé » ou 「かっぱらっぱかっぱらった」 « le kappa a chapardé une trompette » font partie des jeux de mots que l’on y trouve, où la répétition de syllabes, formant des mots différents selon leur agencement, crée de petites histoires impertinentes en rimes. En assemblant avec rythme les fins de phrases, Shuntaro Tanikawa obtient une œuvre à l’agencement aussi subtil que de l’artisanat, le tout, simplement rédigé en hiragana.

« Au commencement du langage, il y a le son. Et les hiragana sont au japonais ce que le son est au commencement du langage. Le fait d’écrire à l’aide de symboles phonétiques comme les hiragana donne l’impression de remonter dans le passé. Je pense qu’à la racine du japonais, il y a une certaine « texture » et je suis heureux d’avoir réussi à la représenter dans ce livre ».

 

« A la différence d’un poème constitué uniquement de mots,
accompagner les textes de dessins ou de photos
permet au monde, d’un seul trait, de s’élargir ».

 

Shuntaro Tanikawa s’est souvent posé la question de ce que signifient les mots. Il a aussi douté du langage, de la même façon qu’il considérait que certaines choses ne pouvaient s’exprimer uniquement par des mots. Ainsi, les livres illustrés constituaient une nouvelle possibilité pour lui. « À la différence d’un poème constitué uniquement de mots, accompagner les textes de dessins ou de photos permet au monde, d’un seul trait, de s’élargir et devenir plus concret ».

Alors que son intérêt pour les sons ne faisait que s’approfondir, Shuntaro Tanikawa s’est investi dans l’écriture de livres illustrés sur les onomatopées. L’un deux raconte l’histoire d’un poussin qui part à l’aventure, dont les piaulements 「ぴよぴよ」nous parviennent depuis un monde où tout s’exprime en bruitages ou onomatopées telles que 「わんわん」 « ouaf ouaf » ou 「ぽたんぽたん」 « plouf plouf ». Qu’est-ce qu’un monde où l’on comprend une situation grâce au son d’un mot, au ton d’une onomatopée ?

« Aujourd’hui, la culture de l’écrit est si prégnante que faire l’expérience d’un monde où l’on ne s’exprime qu’en onomatopées, par le biais d’une chose aussi primitive que le cri d’un poussin, m’a paru une idée formidable. Si, en plus d’avoir un mot qui nous permet de visualiser un son, on a une image qui l’accompagne, on peut alors deviner le son d’un mot. Comme un enfant qui babille. Comme 「ちょちちょち」 « bababa ». Vous pouvez penser que ce ne sont que des inventions fantaisistes de bambins, mais il y a là l’origine de la vocalisation du langage. Quelle influence cela peut-il avoir sur l’ouïe humaine ? 「ベタベタ」 « beta beta » (onomatopée pour quelque chose de gluant) et 「ペタペタ」 « peta peta » (tapotement) sont évidemment différentes. Et cela n’est pas la raison qui le décide mais l’intuition corporelle ».

Même en conversant de sujets exigeants, Shuntaro Tanikawa fait preuve de temps à autre d’une mine espiègle. « Depuis peu, j’ai l’impression d’être un enfant qui porte un masque de vieillard. Lorsque l’on vit longtemps, on redevient enfant ».

Shuntaro Tanikawa contemple l’effet du passage des saisons sur les fleurs et plantes de son jardin depuis son salon. Quand il était jeune, il observait le lever du soleil depuis ce même jardin et c’est en ressentant profondément la beauté du matin que sa conscience de poète s’est éveillée.

A l’origine, non seulement les enfants mais tout un chacun, naturellement jaugeait les circonstances et ses sensations à travers le son du langage. Mais avec le développement de l’imprimerie et la diffusion du livre, l’écrit a acquis une place prépondérante et les occasions de prendre la parole se sont raréfiées.

« La plupart des gens se soucient du sens des mots qu’ils emploient, mais peu s’inquiètent de la texture, de la sensation épidermique proche du toucher qu’ils peuvent avoir. En réalité un même poème, qu’il soit en prose ou non, peut avoir un effet différent sur chacun. Une personne peut autant être sensible à la texture des mots qu’une autre peut ne pas du tout y prêter attention ».

Grâce au livre illustré, Shuntaro Tanikawa pensait que non seulement les enfants mais aussi les adultes pourraient sentir la texture du langage. Et puis, il s’est mis à écrire de nombreux livres faisant ressentir le langage, à commencer par le livre illustré d’onomatopées「ぴよぴよ」 Piyo Piyo, puis par l’ouvrage à renommée mondiale 「もこ もこもこ」 Moko Mokomoko. Il a aussi publié des livres d’images pour tout-petits et des livres illustrés purement absurdes.

« Pour moi, le monde dans lequel on vit aujourd’hui est fondamentalement absurde. Nous nous sommes tant habitués au sens des mots rigides employés par les journaux et magazines que nous en sommes venus à croire que c’est cela le langage. On ferait mieux de se rappeler qu’à l’origine, les mots n’ont pas de sens. Ainsi, notre pensée pourrait se déployer librement. J’aimerais briser ce système de valeurs où ce qui ne fait pas sens est considéré comme inutile, et où ce qui a un sens est valorisé ».

Shuntaro Tanikawa porte naturellement des t-shirts et pulls près du corps qui lui confèrent une certaine élégance. Que ce soit à propos du langage ou de son enfance pendant la guerre, il s’exprime lentement et avec courtoisie. Depuis toujours, invariablement, il apparait comme un gentleman.

Sur des étagères où sont disposés des bibelots adorés par son père autant que divers objets, il a délicatement déposé des fleurs sauvages de son jardin. Bien qu’il ait grandi à Tokyo, il se rend régulièrement depuis l’enfance dans sa maison secondaire à Kita-Karuizawa et l’on ressent sa profonde affection et son respect pour la nature.

Dans la maison, il y a une bibliothèque mais les étagères à livres se sont étendues à la chambre et aux couloirs. Éparpillés dans le salon se trouvent plutôt des livres récents.

« Si à l’origine, le langage n’a pas de sens
il s’agit pourtant
d’un outil d’une grande délicatesse »

 

« Qu’est-ce que le langage ? », lui avons-nous encore demandé.

« C’est difficile à exprimer en un mot, mais je pense qu’il s’agit d’un outil d’une grande délicatesse. C’est comme dire qu’un tonkachi トンカチ (un marteau) est un kanna カンナ (un rabot). Alors que ce dernier est en réalité un outil bien plus fin, plus subtile. A l’aide de cet outil qu’est le langage, les humains se comprennent ou bien se disputent ou se rapprochent. Il ne faut pourtant pas oublier qu’en arrière-plan, les humains sont faits de chair et qu’ils captent aussi la sensation, la texture du langage ».

Il ne considère pas le langage comme porteur uniquement de sens mais aussi d’une texture que l’on peut ressentir. Est-ce parce qu’il a senti et accepté depuis toujours que notre monde est vide de sens ? Depuis sa sortie en 1977 「もこ もこもこ」Moko Mokomoko est resté un best-seller avec plus de 1,5 millions d’exemplaires vendus. Même si elle ne fait pas sens, l’absurdité de l’œuvre de Shuntaro Tanikawa a sûrement touché de nombreuses personnes.

Près de la fenêtre sont posées ses jumelles favorites. « Ainsi, je peux observer les oiseaux en plein vol et les fleurs en pleine floraison ». Baigné d’une lumière douce, le temps s’écoule tranquillement dans la maison de Shuntaro Tanikawa.

Depuis l’arrivée des traitements de texte, Shuntaro Tanikawa préfère taper ses textes que les écrire à la main. Il accomplit la composition de poèmes, l’écriture de manuscrit et le travail d’édition sur un ordinateur Mac. Sur son bureau sont alignées des loupes de différentes tailles. « Depuis que ma vue a baissé, j’ai en impérativement besoin ».

Le mot préféré de Shuntaro Tanikawa est 「好き」 « suki », aimer. Au sein de l’exposition, on pouvait voir sa dernière œuvre qui avait le mot 「すき」 « suki » pour thème 「すきのあいうえお」 L’alphabet de l’amour. À partir de ces premières lettres du syllabaire japonais, Shuntaro Tanikawa a écrit ce qu’il aimait, en a fait des photos assemblées sur des slides pour en faire une œuvre visuelle.

« En un seul son, on peut nommer une chose qui revêt une multiplicité de significations. Pour pouvoir réellement changer les choses, il faut du temps et cette fois-ci j’ai une nouvelle fois réalisé la toute-puissance du langage. Ce qui est réellement impossible en devient réalisable. Par conséquent, il s’agit aussi de quelque chose dont il faut se méfier ».

À partir du néant, le langage peut tout décrire et créer de toute pièce. On peut ainsi dire que 「すきのあいうえお」 L’alphabet de l’amour est une œuvre qui donne forme à toutes les possibilités du langage. Pour terminer, nous avons sondé Shuntaro Tanikawa à propos du mot 「すき」 « suki ».

« Pour résumer, 「すき」 « suki » c’est l’amour. L’amour, n’est-ce pas tout ce qu’il nous faut comme le disaient les Beatles ? 「すき」 « suki » c’est le mot qui est influencé par la façon dont les humains mènent fondamentalement leur vie. Pour moi, il évoque la sensation d’une “langue japonaise basique” ».

Vivre, cela revient à la sensation physique de la réalité. A la recherche du langage que tisse Shuntaro Tanikawa, nous nous sommes rappelés de la sensation de l’univers que nous avions perdue.

 

En tant que poète et auteur de livres illustrés, Shuntaro Tanikawa a créé de nombreuses œuvres dans cette maison. De sa jeunesse jusqu’à aujourd’hui, il n’a cessé de se poser ces éternelles questions, « Quand est maintenant ? » « Où est ici ? »

Pen Magazine, Juillet 2023