Interview avec Makoto Shinkai sur son long métrage “Suzume”
Comment fait-on le deuil d’un endroit ? Le réalisateur donne quelques pistes de réponse dans ce film d’animation bouleversant.
A sa sortie, Suzume s’est placé à la première place du box-office japonais.
Makoto Shinkai a commencé l’écriture du scénario alors que la crise du COVID-19 débutait et y a inclus ses sentiments variés. Il est interviewé ici par un fameux critique littéraire japonais, Masaki Enomoto. Cet article est paru dans le numéro de Pen de janvier 2023.
Une jeune fille du même âge rencontrée lors du voyage.
Masaki Enomoto : En décembre 2021, lors de la conférence de presse annonçant la mise en production de votre film, son titre (“Suzume” signifie “moineau” en japonais, ndt) m’a paru suranné. Depuis très longtemps, le moineau est un oiseau proche du peuple et on le retrouve dans de nombreux récits et dans le folklore. L’origine du nom de famille de l’héroïne, Iwato, comme vous l’avez bien souligné, vient lui-même de la légende de Amano-Iwato, ou la grotte dans laquelle la déesse du soleil Amaterasu se serait réfugiée, selon la mythologie japonaise.
Makoto Shinkai : C’est en effet un titre choisi pour rappeler l’atmosphère des contes et légendes folkloriques. Un titre évoquant les temps anciens, passé de mode, me paraissait plus approprié pour ce film. Suzume fait écho à des évènements de grande ampleur qui se sont réellement produits mais je considère que c’est un des rôles du récit que de s’inspirer du réel et de le raconter sous forme de fiction. Quand des évènements d’une ampleur inimaginable se produisent, les hommes les rassemblent dans des contes et légendes qui leur permettent de mieux les appréhender, et en les mettant sous forme de récits, ils les rendent plus compréhensibles et s’en servent pour comprendre ce qu’il s’est passé. C’est un comportement que l’on retrouve régulièrement dans l’humanité. Dans ce film, nous avons aussi essayé de transmettre sous forme de récit ce qui s’était produit dans la réalité.
Masaki Enomoto : Dans vos œuvres précédentes, l’intrigue se déroulait sur un axe entre Tokyo et la campagne. Dans “Suzume”, l’action se passe dans chaque endroit visité par l’héroïne alors qu’elle traverse le Japon. Il s’agit d’une nouveauté à l’égard de votre œuvre, y a-t-il une raison derrière ce changement ?
Makoto Shinkai : Si j’ai souhaité faire un road-movie dans lequel l’héroïne Suzume se déplace dans tout le Japon, c’est avant tout car je voulais évoquer le deuil d’un endroit. À la disparition d’un homme, des funérailles ont lieu. Mais lorsque des personnes quittent des villes ou des régions et que l’on perd des lieux entiers, il n’y a pas de cérémonie de ce genre. Lorsque j’ai réfléchi à faire un film sur le deuil d’un lieu, pour évoquer de tels endroits, il est devenu nécessaire de voyager de région en région et c’est donc inévitablement devenu un récit de voyage avec pour scène la totalité du territoire japonais. Mon intuition initiale n’était donc pas de faire un récit de voyage mais un récit sur le deuil d’un endroit et à partir de là, le film a pris la forme d’un road-movie.
Masaki Enomoto : Le déplacement de lieu en lieu fait l’effet d’un film d’action. Cette œuvre traite de problèmes sérieux, mais en même temps, les incidents qui se produisent tout au long du voyage ajoutent une dose d’humour à la production. Le récit peut aussi s’apprécier d’un point de vue purement divertissant.
Makoto Shinkai : Dès le début, j’ai voulu que le film soit divertissant, et comme vous le mentionnez, le voyage en lui-même a cet effet-là. C’est comme dans les jeux video RPG où sans même suivre de quête particulière, le simple fait de déplacer son personnage dans l’environnement est amusant (rires). Les humains sont des créatures capables d’apprécier un processus sans se soucier de son but. Le voyage en lui-même est plaisant, et les dialogues qui l’accompagnent le sont tout autant.
Masaki Enomoto : Suzume se lie avec des locaux dans chaque endroit qu’elle traverse. Chacun permet d’en apprendre plus sur sa culture régionale, son dialecte, sa gastronomie ou encore ses coutumes. Suzume en fait elle-même l’expérience, notamment au travers des chansons de l’ère Showa qui ne lui sont pas familières.
Makoto Shinkai : Je suis parti de mon désir de créer un récit sur le deuil d’un endroit, et au fur et à mesure que l’histoire prenait forme, j’ai réfléchi à la façon dont Suzume communiquait avec les autres et aux expériences culturelles qu’elle pourrait avoir. L’image que j’avais en tête au début était celle de Kiki la petite sorcière de Hayao Miyazaki. Lors de la conférence de presse afin d’annoncer le film, la vidéo qui en dévoilait les coulisses révélait que mon film avait été influencé par Kiki la petite sorcière. Cette histoire de passage à l’âge adulte d’une jeune fille n’a d’ailleurs pas pris une ride. Dans son apprentissage de la magie, Kiki fait de nombreuses rencontres dont celle d’Ursula et d’Osono. Beaucoup de personnages se distinguent, dont des femmes qui semblent incarner des devenir possibles pour Kiki. Bien que le cadre, l’esthétique et la matière de Kiki la petite sorcière soient entièrement différents, je voulais que dans Suzume, l’héroïne parte à la rencontre de différentes femmes. Je tenais à ce que les personnes rencontrées dans chaque lieu travaillent, et cela a donné naissance à une série de personnes encore jamais dépeintes, comme la jeune fille qui donne un coup de main à la guest house familiale ou la propriétaire d’un bar. Ces femmes jouent un rôle de catalyseur dans la confrontation de Suzume à des cultures qui lui étaient inconnues.
Masaki Enomoto : Suzume reçoit différentes choses de ces femmes. Elle reçoit d’elles certaines choses et elle leur en apporte aussi. Suzume et les femmes rencontrées lors de son voyage sont liées par le don. Chika comme Rumi ne passent que peu de temps à échanger avec Suzume mais lui portent une affection particulière. Ces femmes n’en ont pas les détails précis, mais elles ont d’une certaine manière conscience que Suzume accomplit une tâche importante.
Makoto Shinkai : Là encore, je voulais faire référence aux légendes et faire un récit sur le don. Le chapeau que Suzume reçoit de Rumi n’a pas forcément de fonction particulière (rires) mais je voulais qu’elle lui offre quelque chose et j’ai donc imaginé la scène où Rumi pose son chapeau sur la tête de Suzume. Les mots de Chika « tu as l’air en charge d’une tâche importante » ou ceux de Sôta « Il vaut mieux que les gens ne se rendent pas compte que tu accomplis un travail important » sont des conseils prodigués par d’autres personnages afin de guider Suzume. Ils me sont venus lors de l’écriture du script. Je pense aux sections fondamentales de l’intrigue du film sous forme d’escalier. En quoi le voyage de Suzume est-il lié à Sôta et où va-t-elle finir par arriver ? Que doit-elle faire ? C’est à partir de ce genre de détails que je compose l’intrigue et me mets à écrire le script. Mais un échange entre Chika et Suzume comme décrit précédemment m’est venu spontanément en imaginant la relation entre les deux personnages.
Un film destiné aux spectateurs vivant dans un même environnement
Sôta, le maître de la fermeture des portes avec lequel chemine Suzume.
Masaki Enomoto : Quand Suzume et ses alliés ferment des portes, il ne s’agit pas seulement d’éviter des catastrophes et de rendre la terre à son ancien propriétaire Ubusuna. Il y a derrière un sens plus profond pour le Japon d’aujourd’hui. La modernisation du Japon n’est en fait qu’une succession d’ouvertures de portes. En a découlé une certaine prospérité mais aujourd’hui, on commence à assister à la fin de cette période optimiste. Déclin du taux de natalité, baisse de la population et villages boudés par la jeune génération font partie des problèmes actuels du Japon, dont on prédit le déclin futur de la puissance. Si on se base sur le récit de votre film, dans beaucoup d’endroits du Japon, les souvenirs des gens vont commencer à s’effacer et la possibilité que des portes dérobées apparaissent va augmenter. Il ne faudrait pas laisser en héritage aux générations futures tous ces problèmes qui s’accumulent, mais il faudrait prendre ses responsabilités, fermer les portes et résoudre les problèmes. Il m’a semblé que cela faisait partie du sens caché des problèmes variés évoqués dans le film.
Makoto Shinkai : Le fait de fermer les portes dans le film signifie que les lieux empruntés par les hommes aux dieux locaux doivent être rendus. « Je vous le rends ». Prononcer cette incantation déclenche toute une série d’actions pour fermer la porte. J’ai imaginé ce moment comme attrayant car il s’agit des scènes d’action du film. Bien sûr, j’avais aussi en tête à ce moment-là que Suzume et ses compagnons devaient poursuivre leur route car je faisais un road-movie. Mais il est vrai que, d’un autre côté, mes sentiments à l’égard de l’état de notre société s’y reflètent aussi légèrement. J’ai écrit le scénario au début de la crise du Covid-19 et c’était une période agitée dans notre société, notamment à propos de la tenue des JO de Tokyo. Finalement leur tenue a été forcée, et j’ai alors pensé qu’en comptant le nouveau stade national et tous les développements de ses environs, sans même savoir comment fermer les portes, nous en avions ouvert une nouvelle. Des JO sans confinement et le fait d’ouvrir des portes sans penser à en fermer d’autres me semblent des actes irresponsables. L’hostilité que je pouvais avoir envers cette situation et toute mon irritation sont une des raisons pour lesquelles j’ai créé un récit de fermeture et non d’ouverture.
Masaki Enomoto : Nous allons maintenant évoquer deux éléments fondamentaux qui sont les pivots de l’œuvre : le ver et la pierre sacrée “kaname-ishi”. Dans “Les Enfants du Temps”, il y a une scène au sanctuaire Kisho pour laquelle Nizô Yamamoto, l’artiste décorateur, a dessiné une carte représentant “Le grand tremblement de terre du Japon”. Dans le scénario de cette scène, il est fait mention d’“une ancienne peinture du dragon serpent Ryuja encerclant l’archipel du Japon” et aussi de “au-dessus du pays de Joban, une épée qui devient kaname-ishi”. Le lien entre le dragon, personnifié ici par le ver, et la “kaname-ishi” est peut-être à chercher dans Les Enfants du Temps.
Makoto Shinkai : Maintenant que vous le dites, c’est bien l’impression que cela donne car, en effet, dans la scène au sanctuaire Kisho, le tableau que l’on aperçoit est bien la vieille représentation du dragon Ryuja encerclant le Japon. Dans Suzume, il y a une scène dans l’appartement de Sôta où l’on voit des livres représentant la vieille peinture et la kaname-ishi mais ce n’est pas tant que j’avais semé des indices dans Les Enfants du Temps que le résultat d’un lien fortuit. Une atmosphère comme celle des Enfants du Temps avec de la vapeur d’eau et des courants d’air ascensionnels est invisible aux yeux des humains. Les courants de vapeur d’eau au sein de l’atmosphère ne sont visibles que par les prêtresses du temps. Les phénomènes de circulation de l’eau au sein de l’atmosphère sont alors considérés par les hommes comme des êtres vivants dans le ciel, semblables à des poissons. Dans Les Enfants du Temps j’ai vraiment exprimé ma conception du monde. Dans Suzume aussi, il y a une théorie selon laquelle en fonction des mouvements des plaques tectoniques des tremblements de terre se produisent, et la formidable énergie accumulée dans le sol donne lieu au phénomène des vers de terre qu’aperçoivent Suzume et Sôta. Comme j’ai fait deux films au moment où j’étais influencé par cette façon de penser, j’ai changé le dragon entourant l’archipel du Japon dans Les Enfants du Temps et l’ai imaginé en ver de terre étendu dans les profondeurs de l’archipel.
Masaki Enomoto : Si l’on regarde vos œuvres récentes d’un point de vue macroscopique, on a l’impression que votre point de vue sur l’environnement, le folklore et l’histoire du Japon s’est affirmé et que l’on comprend comment ce pays a émergé et comment ses habitants y vivent.
Makoto Shinkai : J’en suis conscient. Dans ce film, il y a ce phénomène du ver qui mange de la terre et crée de la terre. Tout cela est lié à la terre n’est-ce pas ? La terre est une matière organique formée des sédiments issus de cadavres, donc nous nous trouvons sur un tas de sédiments formés par d’innombrables cadavres d’êtres vivants, et cela fait également partie de notre environnement. La terre de cette région fait partie de ses caractéristiques naturelles et nous marchons sur cette terre, nous la sentons sous nos pieds, nous mangeons ce qui y pousse et nous contemplons les paysages qui l’entourent. En un sens primitif, l’origine des peuples ne se trouve-t-elle pas dans la terre ? Nous qui vivons dans un même environnement partageons quelque chose comme un même état d’esprit et c’est cela que j’ai voulu exprimer dans un film. C’est une envie qui s’est particulièrement intensifiée depuis Your Name. Je n’ai pas vraiment de bagage lié au shinto ni ne suis une personne très spirituelle. Mais lors du Nouvel An, j’essaie de faire Hatsumôde (la première visite au sanctuaire de l’année, ndt) et si je me rends dans un sanctuaire, je vais joindre mes mains et essayer de prier. De même, lorsque je visite une région du Japon que je ne connais pas, je peux ressentir l’existence des divinités de cet endroit. Je me demande si tout le monde n’a pas cette sensibilité toute simple.
Transmettre aux spectateurs d'une dizaine d'années la réalité de la catastrophe de 2011
Une lycéenne de 17 ans, Suzume, habite seule avec sa tante Tamaki.
Masaki Enomoto : De “Your Name” à “Suzume”, il y a là un groupe d’œuvres où vous mettez en scène des catastrophes naturelles. On pourrait même considérer que c’est une trilogie. Dans “Your Name” et “Les Enfants du Temps”, il ne s’agit pas de tremblements de terre mais d’autres catastrophes naturelles. Dans “Suzume”, c’est la première fois que vous mettez en scène un tremblement de terre aussi directement. Est-ce parce que onze ans ont passé depuis le Grand séisme de l’Est du Japon et que vous êtes enfin capable de l’évoquer ?
Makoto Shinkai : Il y a plusieurs raisons mais c’est bien cela. En examinant ma nature et mes expériences passées, je n’étais pas au départ un auteur capable de produire une œuvre comme Suzume. Au début de ma carrière, je laissais à d’autres les récits à grande échelle pensant que j’avais autre chose à faire, et je me suis mis à faire des films d’animation. Je construisais alors mes récits à partir d’émotions du quotidien comme mon état d’esprit quand je prenais le train ou au moment d’entrer dans un konbini. Mais l’expression de ces sentiments basés sur le quotidien s’est mêlée au fond de moi à l’énorme choc ressenti en 2011 et en est sorti Your Name. Avec Your Name, j’ai rencontré pour la première fois un public de 10 millions de spectateurs. Au retentissement de Your Name, j’ai senti qu’il fallait apporter une réponse et j’ai donc produit Les Enfants du Temps. Là encore, pour apporter une réponse à tous les mots que j’ai reçus, j’ai réalisé Suzume. Il me semble que Suzume est un film que j’ai pu créer de manière inattendue grâce aux retours positifs et négatifs des spectateurs ayant vu Your Name et Les Enfants du Temps, et avec lesquels j’ai pu échanger.
Masaki Enomoto : Lors de la conférence de presse d’annonce de fin de production du film, vous avez dit que la raison pour laquelle vous aviez évoqué le Grand séisme de l’Est du Japon était votre impatience par rapport au fait que les souvenirs du désastre, en tant que langage commun, commençaient à s’effacer des esprits. Dans chacune de vos œuvres, il y a une puissance qui séduit le spectateur et transcende les époques. Au-delà des spectateurs d’aujourd’hui, cette puissance pourrait toucher les spectateurs du futur. Comme la fonction de la famille Miyamizu dans “Your Name”, dont le rôle est de transmettre de génération en génération des souvenirs permettant d’échapper aux désastres, que pensez-vous de la possibilité d’une œuvre qui archiverait le mémoire afin de la transmettre au futur ?
Makoto Shinkai : Je ne pense pas vraiment à créer un film qui perdurerait cinq ans, dix ans ou plus. Je suis déjà très heureux qu’aujourd’hui des spectateurs de mon époque le regarde. Mais en effet, j’ai eu le sentiment que si je ne le faisais pas maintenant, il serait trop tard. En réalité, je me suis fait cette réflexion hier soir. Vendredi, le jour de la sortie en salles, Your Name a été diffusé à la télévision et comme je travaillais et n’étais pas chez moi, je n’ai pas pu le regarder. Mais ma fille de douze ans m’a envoyé un message disant « je l’ai vu ! ». Ma femme m’a aussi envoyé une photo où ma fille était en pleurs. Depuis ses six ans, elle a regardé Your Name un nombre incalculable de fois mais cette là, pour la première fois, elle en avait compris le sens. Elle m’avait dit « ce film est vraiment pas mal ! » (rires) mais la signification des deux personnages qui échangent leur vie, ou le fait qu’ils vivent à trois ans d’intervalle, elle ne l’avait pas saisi auparavant. Cela m’a fait très plaisir, mais en même temps, ma fille de douze ans n’associe pas vraiment ce film au Grand séisme de l’Est du Japon. Elle ne s’imagine sûrement pas que j’ai utilisé la métaphore d’une comète qui ne s’abat sur terre qu’une fois tous les mille ans pour évoquer le tremblement de terre. C’est un évènement que la génération de ma fille n’arrive pas à relier au tremblement de terre. En réalité, beaucoup de mes spectateurs ont une dizaine d’années et je pense qu’ils ressentent la même chose. Dans un an, dans deux ans, la distance avec le tremblement de terre ne fera qu’augmenter. D’un autre côté, comme Suzume, il y a aussi des personnes pour qui le souvenir du tremblement de terre est encore très vifs. Suzume et ma fille n’ont pas beaucoup d’années d’écart. Si, grâce à un récit de divertissement comme Suzume, les spectateurs d’une dizaine d’années peuvent garder un lien avec le monde d’il y a onze ans, c’est bien le seul travail porteur de sens que nous sommes capables de réaliser il me semble.
Masaki Enomoto : L’un des points communs aux films de cette trilogie, c’est que des enfants participent à sauver un monde en crise en corrigeant les déformations de ce monde. Quels sont les sentiments que vous avez confiés aux enfants de cette trilogie ?
Makoto Shinkai : Ceux qui font l’expérience la plus vive et la plus éclatante du monde, ce sont les enfants. Plus que les adultes, ils ressentent fortement les choses, que ce soit la peine ou la joie, les couleurs ou les odeurs. En ce sens, on peut dire que les enfants sont les acteurs principaux du monde. C’est peut-être avec ce sentiment que j’ai fait ces films.
Un nouveau type de personnages amène un nouveau type de liens
Tamaki, la tante de Suzume. Elle l’a élevée depuis qu’elle est toute petite.
Masaki Enomoto : On n’obtient pas un film divertissant seulement avec des thèmes sociétaux sérieux. Il est important dans une œuvre que ces thèmes et le divertissement coexistent. Comment avez-vous réfléchi à ces deux éléments, et les avez mis ensemble ?
Makoto Shinkai : Quand j’ai décidé d’évoquer le Grand séisme de l’Est du Japon, je pensais que si, à l’inverse, je ne faisais pas un film divertissant, ça n’aurait pas de sens. Je voulais faire un film où, d’une scène à l’autre, le spectateur puisse rire, que le film entier soit divertissant. Même si en toile de fond il y a une tragédie réelle, ne pas pouvoir l’aborder de manière divertissante, sous prétexte que ce serait inapproprié, là serait la véritable tragédie à mon sens. C’est une fiction avec une description d’évènements réels et mon but était de représenter l’échange de vrais sentiments. Dans la dernière scène, Suzume adresse certains mots à un autre personnage et ces mots en eux-mêmes ne sont pas un mensonge. Ces mots ne sont pas transmis grâce à un phénomène ou des pouvoirs surnaturels. Il ne s’agit que de mots de vérité.
Masaki Enomoto : L’échange qui se produit dans cette scène, c’est quelque chose que nous pratiquons au quotidien n’est-ce pas ?
Makoto Shinkai : Nous aussi dans notre vie de tous les jours, comme dans cette scène, nous avons parfois envie de dire « tout va bien », « tu vas pouvoir bien grandir » ou alors « ce qu’on vient de vivre était difficile mais dans quelques années, nous pourrons à nouveau rire ». Je crois que j’ai dépeint encore et toujours la même chose dans chacune de mes oeuvres. Dans 5 centimètres par seconde, j’ai fait dire à Akari « Takaki, je suis sûre que tout va bien se passer », et dans Les Enfants du Temps j’ai écrit les mots « tout ira bien pour nous ». Ces mots n’étaient pas seulement un message aux personnages et au public, ils m’étaient aussi destinés. Je pense que ces mots de Suzume vont toucher simplement les spectateurs, et s’ils comprennent ce message comme n’étant pas un mensonge, alors j’en serais très heureux.
Masaki Enomoto : Cette œuvre, ainsi que “Les Enfants du Temps” sont des récits difficiles à transcrire en paroles. Cette année, cela fait vingt ans depuis la sortie de votre premier court-métrage “The Voices of a Distant Star”. Dans vos œuvres précédentes, vous représentiez des situations de communication dysfonctionnelle, où les personnages ne se comprenaient pas. Dans vos films plus récents, il semblerait qu’il y ait du changement et plus de possibilités d’échange.
Makoto Shinkai : À mes débuts, j’évoquais beaucoup de problèmes de communication. Dans mon entourage, il y avait ce genre de problèmes, et j’avais peu d’occasions d’échange avec mon public. Donc je ne représentais pas ce que je ne connaissais pas. J’ai continué à créer, et au fil du temps, j’ai pu échanger des idées et des sentiments avec mes spectateurs, mais ça a peut-être pris vingt ans pour en arriver-là.
Masaki Enomoto : Jusqu’à présent dans vos œuvres, nous n’avions jamais vu de tels personnages secondaires avec lesquels Suzume va nouer des liens nouveaux. Tamaki, la tante de Suzume, me semble particulièrement importante. Les douze années que Suzume a passées ont aussi été vécues par Tamaki et, comme dans toutes les familles, pour pouvoir vivre avec sa nièce, Tamaki a fait des sacrifices. Il y a une scène où Tamaki relâche toute la pression qu’elle a accumulée et réprimée. Étrangement, en cours de route avec sa nièce, Tamaki fait le bilan de sa vie passée.
Makoto Shinkai : Tamaki apparait dans peu de scènes mais je crois qu’elle laisse une profonde impression au spectateur. Dès le début, j’étais conscient que Tamaki serait un axe du récit. Toute l’équipe était préoccupée par son sort, et plusieurs fois en cours de production elle nous a donné l’impression d’être réelle. Lorsque Yôjirô Noda a composé la bande originale, un des morceaux a été nommé “Tamaki”. Il s’agit d’une chanson dans laquelle Tamaki partage ses sentiments profonds, et que l’on n’a finalement pas utilisée dans le film. Mais si Yôjirô est allée jusqu’à finaliser ce morceau, c’est bien parce que Tamaki l’avait touché. Je pense que si Eri Fukatsu a accepté d’interpréter la voix de Tamaki, c’est bien parce qu’elle avait ce rôle particulier. C’est pour ça que lors du doublage, le personnage de Tamaki a gagné en profondeur, et j’ai moi-même beaucoup appris d’Eri Fukatsu. Je lui suis très reconnaissant de s’être autant fondue dans le personnage.
Masaki Enomoto : Chika, Rumi et ses jumeaux, et Tomoya Serizawa sont des types de personnages que nous n’avions pas encore rencontrés dans vos œuvres. Il me semble que dans ce film, vous avez tâtonné et exploré de nouveaux liens à l’autre.
Makoto Shinkai : C’est un voyage sérieux et lourd de sens, donc j’ai pensé qu’il faudrait l’émailler de rencontres qui le rendraient plus agréable, et j’ai donc créé ces personnages. Il y a une différence entre les personnages qui font avancer l’intrigue et ceux qui ne font que s’exprimer, et c’est pour cela que j’ai voulu inclure de nouvelles rencontres.
Masaki Enomoto : Avez-vous accordé de l’importance au fait de laisser les personnages évoluer librement afin que leurs liens avec Suzume paraissent plus naturels, au-delà de leur fonction narrative ?
Makoto Shinkai : Oui bien sûr. Lorsque j’ai commencé à penser à l’intrigue, j’avais l’impression d’assembler un puzzle complexe où je devais disposer tous les dialogues et les personnages en fonction de leur rôle. Ce faisant, tout peut devenir assez mécanique, il faut donc trouver un moyen de rendre les choses plus vivantes. C’est là que, pour la première fois, certains mots me sont venus. Puis, arrive le moment où la personnalité des protagonistes prend corps, lors de l’étape du storyboard. Je fais un storyboard video et c’est alors à moi d’interpréter tous les dialogues, je prends par exemple la voix de Rumi, pour tout réarranger. A ce moment-là, je repère certaines choses pour la première fois. Par exemple, dans la scène où Serizawa fait monter l’équipe de Suzume dans sa voiture, il leur met de la musique. Cet élément n’était pas dans le script. C’est en créant le storyboard video que pour la première fois j’ai senti qu’à ce moment-là, il devait mettre de la musique. Je me suis dit que pour les spectateurs qui suivent Suzume et sa situation tendue jusqu’au dénouement, ce serait difficile de faire l’expérience d’un film avec autant de pression. Et puis, quand j’ai réfléchi au personnage de Serizawa, je me suis dit qu’un personnage bavard et insouciant comme lui ne resterait pas sans rien dire pendant tout le trajet. J’ai pensé qu’au moins il fredonnerait une chanson et j’ai donc réfléchi à ce qu’il pourrait chanter… A partir de là, je suis parti sur l’idée qu’il mettrait une chanson nostalgique.
Retrouver les “au revoir” perdus
Masaki Enomoto : Il y a une scène en particulier dans “Suzume” qui est inoubliable. Quand la ville est complètement transformée, pendant un instant, on retourne à la ville d’avant et on entend les voix de ses habitants qui se lancent des « au revoir » (cette expression implique que l’on quitte un endroit pour y revenir plus tard, littéralement « j’y vais pour revenir », ndt). Elle m’a particulièrement ému. « Au revoir » est une expression qui a un sens particulier dans “Suzume”. C’est quelque chose que tout le monde dit le matin en partant de la maison, une expression du quotidien, et c’est pour cela que ces mots sont irremplaçables. Cette habitude du quotidien où l’on échange des « au revoir » est en train de se détériorer. Il me semble que ce film a le pouvoir de rétablir ce quotidien.
Makoto Shinkai : Dans cette scène, les « au revoir », selon la façon dont on les comprend, peuvent être perçus comme cruels car il n’y aura pas de retour. Le fait de revenir un instant aux jours révolus de cette ville, et d’entendre les voix de personnes diverses, tout comme la scène évoquée précédemment où Serizawa passe de la musique rétro, ne figurait pas dans le script. J’ai peut-être inconsciemment évité de dessiner cette scène car, bien que la ville soit imaginaire, les évènements qui s’y déroulent sont tirés du réel et il peut être moralement répréhensible d’avoir inclus ce moment. Lors du visionnage du storyboard video, avant l’inclusion de cette scène, les réactions de mon équipe étaient mitigées et moi-même je n’étais pas satisfait. Après être rentré chez moi et y avoir réfléchi, j’ai réalisé que ce n’était qu’en revisitant les ruines de chaque endroit traversé par la bande de Suzume, et en se remémorant leur gloire passée, que la porte pourrait se fermer. Et donc que ce moment ne pouvait qu’être sombre. En ajoutant cette dernière scène, j’ai pu me résigner à prendre conscience que ce film évoquerait clairement le Grand séisme de l’Est du Japon.
Suzume (2022), un film d’animation réalisé par Makoto Shinkai et disponible en streaming sur myCANAL.
© 2022 “Suzume” Film Partners
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