Le manga et les personnages LGBT, une (r)évolution en cours ?
“J’attends le jour où un personnage principal appartiendra à la communauté LGBT et cela ne sera pas questionné. J’attends le jour où les personnages LGBT existeront simplement au lieu d’être des ressorts comiques, des existences incongrues”. Une situation encore trop présente dans les pages des mangas selon Désiré·e, libraire avec une spécialisation BD/manga à la librairie parisienne Ici, qui admet que la représentation des personnages LGBT y évolue depuis quelques années.
“Il y a cinq ans, on devait se satisfaire de personnages assez unidimensionnels dans leur caractérisation. On était confrontés à des personnages comme Puri-Puri-Prisoner dans One Punch Man, un homme gay avec un comportement de prédateur, ou encore Tooru Mutsuki dans Tokyo Ghoul:re, un jeune homme transgenre qui a transitionné suite à un trauma”, précise Désiré·e.
Depuis, certains ouvrages ont commencé à représenter les personnes LGBT de manière moins stéréotypée. Comme Blue Flag, qui décrypte la traversée de l’adolescence, où l’un des personnages est gay, quand un autre est une adolescente lesbienne. “Il a été publié dans Shonen Jump, un magazine très populaire, qui accueille les séries les plus vendues. Le fait que ce manga soit publié aux côtés de gros titres comme The Promised Neverland ou One Piece montre que les lignes sont lentement en train de bouger, même si sa visibilité est moindre”, indique Désiré·e. Éclat(s) d’âme fait également figure de référence. Ce manga permet au lecteur de suivre des personnages divers : un enfant en questionnement par rapport à son genre, deux femmes lesbiennes qui aimeraient pouvoir se marier ou encore un jeune homme pris au piège de son homophobie intériorisée.
“De plus en plus de mangas mettent des mots sur ce qui existait mais était absent des récits jusqu’alors. Il y a quelques années, on ne citait pas clairement les mots gay ou trans”, explique Julien Bouvard, maître de conférence en langue et civilisation japonaise, spécialisé dans la culture populaire, à l’université Lyon III. Certains auteurs font même désormais de la pédagogie, à l’instar de Gengoroh Tagame, dans son ouvrage Le mari de mon frère, où le mangaka insère entre les chapitres quelques pages didactiques sur la culture gay.
Pour saisir encore davantage l’évolution du manga ces dernières années concernant la représentation des personnages LGBT, il faut remonter le temps et consentir à une petite pause dans les années 70. C’est à cette période qu’explosent les Boys Love (aussi appelés Yaoi), des mangas écrits par des femmes, pour un public féminin, qui mettent en scène des personnages masculins, gays. “Dans cette décennie, un groupe de femmes mangakas prend son envol et commence à s’intéresser aux romances entre jeunes garçons, comme notamment Riyoko Ikeda”, explique Julien Bouvard. Un moment important dans la question de la représentation du genre et de la sexualité, puisque ces titres s’extraient du regard hétérocentré habituellement adopté dans les mangas. “C’est la seule solution qui reste lorsque l’on ne s’identifie pas à la représentation violente et dégradante des corps féminins. Les autrices se mettent alors à leur tour à objectiver le corps des hommes et à le faire dans une posture inversée, en modifiant leur sexualité et en esthétisant leur corps masculin qui devient très féminisé.”
Un détournement des normes masculines plutôt bien accueilli par les lectrices. “C’est un choix très politique mais qui reste inconscient car lorsque l’on interroge des lectrices, elle mettent en avant le plaisir qu’elles ont à lire un livre en déconnexion avec leur sexualité, à s’intéresser à une sexualité différente, mais sans pour autant se définir comme engagées dans la cause LGBT”, explique Julien Bouvard. Du côté du public gay en revanche, l’accueil de ce genre nouveau est plus ambivalent. Certains soulignent que ces Boys Love ne font que véhiculer une image encore très stéréotypée de ce que devrait être un homosexuel, à l’instar de Sata Masaki, militant gay qui, dans les années 90, confiait dans une revue spécialisée dans les questions gays, son souhait de voir disparaître ces romances. “Cela montre les tensions entre les gays qui se sentent dépossédés de leur représentation par des femmes hétérosexuelles qui s’en amusent et d’autres, qui peuvent trouver positif de se voir représentés dans un ouvrage”, abonde Julien Bouvard.
Une vision très stéréotypée dont on semble sortir peu à peu depuis les années 2010. Ce qui pousse à se demander : qui dessine et construit le récit ? Gengoroh Tagame est un mangaka gay quand Yuhki Kamatani, derrière Éclat(s) d’âme est non binaire. Ces auteur·es LGBT seraient-ils les meilleurs garants d’une représentation sans torsion des identités LGBT ? Permettant d’ouvrir la voie afin que d’autres mangakas ne représentent plus les personnages LGBT comme des identités anormales ou à la marge ?
Une réflexion qui va de pair avec l’observation de l’avancement de la société nippone sur ces questions, dont la culture populaire peut-être un bon miroir. “La culture populaire reflète une partie de la société : tout dépend de qui la fabrique et la consomme. Dans une certaine mesure, les mangas – quels qu’en soient la production, le contenu, le statut de l’auteur·e et le lectorat – évoluent avec la société japonaise”, détaille Aline Henninger, maîtresse de conférences en langue et civilisation japonaise à l’université d’Orléans. “Il ne faut pas non plus oublier qu’une part importante de cet immense marché éditorial met en scène des narrations romanesques et n’a pas forcément vocation à montrer la réalité sociale. C’est un peu comme si l’on disait que Black et Mortimer reflète précisément la Belgique.”
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