“Lune de papier”, dépenser pour exister
Dans ce roman, l’écrivaine Mitsuyo Kakuta développe la relation compliquée de certaines femmes au foyer japonaises avec l’argent.

© Actes Sud
En 2020, le Japon s’était donné pour mission d’augmenter la part de femmes à des postes de direction au sein des entreprises. A la date butoir, seulement 15% des rôles senior étaient féminins dans le secteur privé, soit moitié moins que ce qui était escompté. Et les femmes actives restaient encore bien souvent cantonnées aux emplois à temps partiel ou sans possibilité de promotion.
C’est cette réalité que Mitsuyo Kakuta dépeint dans son roman Lune de papier, paru en 2012 au Japon (et en 2021 chez Actes Sud). On y suit l’évolution de Rika, devenue femme au foyer après son mariage alors qu’elle disposait d’un diplôme universitaire et travaillait pour une société de crédit. Les dysfonctionnements de son couple la poussent à retrouver un emploi, pour une banque cette fois-ci. De fil en aiguille, la protagoniste prend goût à son nouveau pouvoir d’achat et s’endette, ce qui la conduira finalement à détourner près de cent millions de yens.
Quand amour et argent sont interdépendants
Car ce que lui apporte son travail et son salaire, c’est la reconnaissance dont elle manque tant. Son mari méprisait sa vie de femme au foyer, qu’elle tentait de pimenter comme elle le peu de sorties entre amies. Il lui rappelait toujours de façon glaçante que c’est grâce à l’argent qu’il gagne qu’elle pouvait se permettre ces écarts, la poussant finalement à les abandonner.
Pour Rika, il est fondamental d’avoir ses propres revenus, et donc le droit d’exister et d’exercer sa liberté. D’autant plus que sa nouvelle indépendance financière éblouit un jeune homme rencontré par hasard. Enivrée par l’image qu’il lui renvoie, celle d’une femme au statut social établi, pour laquelle nul problème ne saurait trouver solution, Rika verse dans le crime. « J’avais envie d’écrire une histoire d’amour », explique Mitsuyo Kakuta, « mais c’est finalement devenu une histoire dans laquelle l’amour ne peut exister sans l’intervention de l’argent.»
Un décryptage de la cruauté des rapports de genre au Japon
L’autrice accompagne le récit de Rika du point de vue de personnes qui l’ont cotoyée dans le passé mais pour lesquelles la femme était restée une énigme. Ces personnages féminins sont tous en prise avec l’argent et la société de consommation, une faiblesse qui finit paradoxalement par révéler leur force. Il y a une femme au foyer, frugale à l’extrême et toujours en quête des promotions de supermarchés, celle qui sombre dans l’alcool, par nostalgie d’une enfance bourgeoise ou encore une qui recommande à Rika de se faire gâter par son mari, alors qu’elle-même finit par abandonner sa fille et opter à la place pour une garde-robe bien garnie, permise par son indépendance financière.
D’une plume acérée, Mitsuyo Kakuta décrit la cruauté des rapports de genre dans la société japonaise et surtout au sein des familles où l’organisation est encore très patriarcale. L’autorité du mari, pourvoyeur du foyer, ne saurait y être remise en cause.
C’est pour son propos très actuel, et son style fluide type roman policier qui happe dès les premières pages, que Lune de papier a été récompensé de la Mention spéciale du jury du Prix Émile Guimet de littérature asiatique 2021. Une première récompense étrangère pour l’autrice. Lancé en 2016 par la présidente du Musée Guimet, Sophie Makariou, et avec Me Priti Paul pour mécène en 2021, ce prix distingue des œuvres contemporaines reflétant des enjeux sociétaux majeurs, de la liberté d’expression aux questions d’identité en passant par les menaces environnementales et l’Histoire.
Lune de papier (2021), un roman de Mitsuyo Kakuta édité par Actes Sud.

© Hisaaki Mihara
LES PLUS POPULAIRES
-
« C’est un plaisir sincère que mes objets soient reconnus comme appartenant au cercle du Mingei »
Les couverts de laiton soigneusement façonnés par Ruka Kikuchi dans son atelier de Setouchi sont appréciés dans tout le Japon et ailleurs.
-
« Le Mingei reste toujours insaisissable, cent ans après sa naissance »
Sō Sakamoto est un potier d’Onta-yaki, une forme de céramique datant du XVIIIe siècle mise en avant par Sōetsu Yanagi, fondateur du Mingei.
-
« On dit souvent qu’il faut apprendre de ses échecs… mais est-ce vraiment si simple ? »
Dans “Guide de survie en société d'un anti-conformiste”, l'auteur Satoshi Ogawa partage ses stratégies pour affronter le quotidien.
-
Du Japon vers le monde, des photographes appelés à s’imposer à l’international
Le T3 PHOTO FESTIVAL 2025 expose cinq photographes japonais émergents et confirmés, afin de soutenir leur rayonnement à l’étranger.
-
“Le Japon interdit”, l'oeil d’Irina Ionesco
Dans cet ouvrage, la photographe va au plus près des corps, révélant ceux, tatoués, de “yakuza” ou celui, érotisé, d'une artiste underground.



