La convivialité des bars dans les ruelles “yokocho”

Ces rues étroites bordées de restaurants et d’“izakaya” reflètent l’art de vivre japonais avec à la carte, sakés et plats de saison.

23.02.2024

TexteGregory Starr

Toutes celles et ceux ayant visité le Japon sont déjà tombés sur un décor similaire : de petites échoppes le long d’une rue étroite, dont beaucoup se distinguent par leurs lanternes en papier rouges et leurs noren, de courts rideaux en tissu suspendus dans l’embrasure des portes. Des lumières tamisées et le bruit de conversations animées émanent de l’intérieur, de même que les arômes alléchants d’une grande variété d’ingrédients grillés, cuits à la vapeur ou frits.

On appelle ces rues yokocho (littéralement, « allées » ou « ruelles ») et on les trouve le plus souvent à seulement quelques mètres des principales rues commerçantes des villes du pays. Les yokocho se sont beaucoup développées dans les villes portuaires pour accueillir les pêcheurs de retour du large, ou dans l’ombre des centres d’affaires urbains, où les employés de bureau et autres habitants du quartier s’y retrouvent. Les bars et les restaurants qui les bordent sont variés, allant aussi bien des établissements les plus récents à certaines enseignes qui peuvent s’enorgueillir d’une longue tradition de restauration auprès de la communauté locale.

Des lieux de conversation et de dégustation de produits locaux

Aucune yokocho ne serait digne de ce nom sans un certain nombre d’izakaya, ces pubs de style japonais. Les izakaya favorisent la consommation d’alcool, en particulier de saké local, et proposent divers petits plats familiaux confectionnés à partir d’ingrédients et de produits locaux. Ils sont très appréciés pour leur caractère communautaire, qui en fait des lieux conviviaux où l’on peut se détendre autour d’un verre et d’une assiette, tout en échangeant avec le personnel et les autres clients. Ils disposent souvent d’un comptoir, depuis lequel les clients peuvent observer comment les plats sont préparés, ainsi que de quelques tables, et certains ont même des salles aménagées de tatamis. On peut souvent y observer des personnes seules en train de déguster un repas simple, alors qu’un groupe bruyant célèbre un événement à proximité.

Vue d’une ruelle “yokocho” dans le quartier de Nakano à Tokyo.

Hanako Tsurezure a passé une grande partie de sa vie professionnelle à visiter des yokocho aux quatre coins des 47 départements de l’archipel. Elle est une auteure reconnue, dont les livres ainsi que les articles publiés dans des magazines et journaux vantent les plaisirs de ces trésors culinaires du Japon.

Nous retrouvons Hanako au Dai Ni Chikara Shuzo, un izakaya bien éclairé et agréablement spacieux, déjà rempli de locaux en ce début de soirée, pour discuter autour de coupes de saké, d’assiettes de sashimi, de légumes mijotés et d’autres plats. L’établissement se trouve à l’angle de la yokocho d’une grande artère commerçante qui s’étend au nord depuis la gare de Nakano à Tokyo. Hanako fréquente les lieux depuis son enfance et recommande l’endroit pour la grande qualité de ses plats ainsi que pour son exhaustive carte de sakés. Cette ruelle yokocho est plutôt vaste, mais relativement peu connue, malgré sa proximité avec le centre de Tokyo.

Le comptoir du Dai Ni Chikara Shuzo. Les spécialités de saison sont souvent indiquées sur des affiches manuscrites, accrochées au-dessus du comptoir et aux murs, venant compléter l’atmosphère animée de l’“izakaya”.

Assortiment de sashimis et légumes mijotés (cuits séparément), des plats incontournables de la carte du Dai Ni Chikara Shuzo.

Un esprit local et de saisonnalité

Hanako affirme qu’une yokocho ne peut pas prospérer sans proposer une grande diversité d’izakaya. « J’aime flâner dans les rues et jeter un œil aux établissements qui retiennent mon attention », nous dit-elle. « J’essaie de me faire une idée de l’atmosphère qui y règne avant de décider dans lequel entrer. » Si les izakaya comptent sur leurs habitués, des habitants du quartier qui les considèrent comme une seconde maison en matière d’option pour le dîner, ils accueillent aussi des personnes venant de plus loin, y compris une clientèle étrangère. Une fois à l’intérieur, il est important de tisser des liens. « N’hésitez pas à discuter avec le personnel », indique Hanako. « Si vous vous intéressez à eux et à la cuisine qu’ils proposent, ils vous répondront, car ils sont fiers de ce qu’ils font. »

L’un des principaux attraits des izakaya est qu’à travers leur offre, ils expriment l’esprit local et la saisonnalité. Par exemple, les plats servis dans les départements de la région du Tohoku, dans le nord-est du pays, ne ressemblent en rien à ceux d’un izakaya de Kyushu, la plus au sud des quatre îles principales du Japon. Le menu de chaque izakaya met en avant des ingrédients et des plats différents en fonction des saisons, reflétant les produits locaux issus de l’agriculture et de la mer. Les sakés régionaux servis en été, par exemple, auront ainsi tendance à être plus légers et moins sucrés que ceux affichés sur la carte pendant les mois d’hiver.

Les sakés locaux sont le reflet des aliments locaux : les sakés régionaux des brasseries Kirinzan et Hakkaisan, dans le département de Niigata, sont légers et secs, tandis que ceux des marques Ichinokura et Urakasumi dans le département de Miyagi sont forts et robustes.

Il est d’usage de d’abord commander les boissons. Le saké et le shochu sont deux boissons alcoolisées parmi les plus populaires au Japon. Le saké, qui est un alcool fermenté, est généralement servi frais, et parfois chaud. Hanako recommande le saké chaud, particulièrement lors des froides soirées d’hiver. « Le saké chaud est servi dans de petites coupes », explique-t-elle, « ce qui permet d’en apprécier les arômes. Il est destiné à être dégusté lentement, ce qui en fait un excellent choix pour celles et ceux qui veulent prendre le temps d’apprécier la nourriture, les discussions et l’atmosphère environnante. »

Des bouteilles de saké réchauffées dans de l’eau chaude.

Des variétés de saké uniques à certains lieux et certaines saisons

Elle conseille aux personnes ne disposant pas d’une connaissance approfondie du saké de commander une coupe des variétés junmai ou junmai ginjo.  « Elles sont plus abordables, mais se marient bien avec les plats », précise-t-elle. « Les variétés les plus chères, comme le daiginjo, sont plus adaptées à la dégustation, à la manière d’un bon whisky. » Hanako demande toujours quel saké local de saison l’établissement recommande. Beaucoup de ces variétés locales ne sont pas distribuées à grande échelle et ne sont disponibles que dans des lieux et à des moments spécifiques. « L’accord d’un certain saké local de saison avec un mets régional saisonnier est une expérience unique que vous ne pourrez peut-être jamais revivre », continue-t-elle.

Le saké Tengumai Junmai d’Ishikawa, parfait pour accompagner des plats de poissons et fruits de mer.

Les délicieux poissons au menu des “yokocho” à Hachinohe

La carte de la plupart des izakaya n’est disponible qu’en japonais. Si la langue peut constituer une barrière, les choses se sont simplifiées ces dernières années grâce aux applications de traduction des smartphones, mais celles-ci peuvent rencontrer des difficultés à traiter les cartes des izakaya. Beaucoup d’entre elles sont rédigées à la main, car les plats et les ingrédients changent fréquemment au rythme des saisons, et elles sont souvent calligraphiées à coups de pinceau, ce qui peut les rendre difficiles à déchiffrer. Mais Hanako estime que les contraintes de langue ne devraient pas empêcher quiconque de goûter aux plats locaux. Désigner du doigt un plat ayant l’air appétissant sur une table voisine est une bonne façon de s’y prendre. Elle propose également d’utiliser la simple phrase « Osusume wa ? », qui signifie « Quelles sont vos recommandations ? » Si vous êtes plus téméraire, vous pouvez toujours pointer du doigt un article au hasard sur la carte. Les portions sont généralement petites, pour une ou deux personnes, bien que les groupes commandent souvent des assortiments de plusieurs assiettes. « Vous devriez goûter aux plats de poisson locaux », explique Hanako, « car les espèces de poisson pêchées dans les eaux voisines varient d’un endroit à l’autre du Japon. »

Nous avons confié à Hanako la tâche difficile de nous présenter des yokocho de trois villes différentes du Japon.

Son premier choix se porte sur Hachinohe, une ancienne ville portuaire située sur la côte pacifique du département d’Aomori. Elle dit l’avoir sélectionnée pour ses délicieux poissons et légumes locaux (notamment la bardane et l’ail). La ville abrite huit yokocho différentes, chacune ayant son propre caractère. La rue Rocho Rensa en est l’une des plus anciennes, accueillant un certain nombre d’établissements établis de longue date, dont Okage-san. « Okage-san est un izakaya populaire tenu par deux ravissantes sœurs sexagénaires », nous raconte Hanako. « Elles y servent des plats qui sortent de l’ordinaire, comme du steak de tofu avec de l’igname. Je conseille également leur calmar grillé sur plaque chauffante, qui se marie à merveille avec le saké Joku de la brasserie de saké Hachinohe Shuzo. »

Coucher de soleil sur la ville portuaire de Hachinohe dans le département d’Aomori.

Les sœurs propriétaires d’Okage-san, un “izakaya” populaire de la rue Rocho Rensa à Hachinohe.

Le steak de tofu qui fond en bouche servi à Okage-san.

Dans les “yokocho“ de Shizuoka, le pot-au-feu “oden” est roi

Elle a une autre recommandation pour les personnes qui préfèrent « ne pas trop boire le samedi soir ». « Tous les dimanches matin, il y a un marché appelé Tatehana Ganpeki Asaichi, où les gens viennent de toute part pour profiter de la nourriture, des boissons et de la musique en live tout en faisant leurs achats », dit-elle.

Le deuxième nom sur sa liste est Shizuoka, une autre ville côtière qui, elle, se situe juste au sud-ouest du mont Fuji. On y trouve deux yokocho, les rues Aoba Oden et Aoba Yokocho, qui se croisent non loin de la gare centrale de la ville. Ces deux ruelles abritent principalement des restaurants servant des oden de Shizuoka, une sorte de pot-au-feu qui se distingue des oden servis dans les autres régions du Japon par ses ingrédients différents, tels qu’une spécialité de pâte de poisson appelée kuro hanpen. « On peut s’amuser à comparer les subtilités de goût des plats d’oden qui diffèrent légèrement d’un établissement à l’autre », nous explique Hanako.

Entrée de la rue Aoba Oden à Shizuoka (photo : Association touristique du département de Shizuoka).

« Ces ruelles sont devenues une destination touristique prisée, mais on y rencontre également de nombreux habitants des environs qui s’arrêtent prendre un verre sur le chemin de retour du travail. Le département de Shizuoka est réputé pour son thé », ajoute-t-elle, « vous devriez donc aussi essayer le Shizuoka-wari, une spécialité locale qui consiste en un mélange de shochu et de thé vert fort. »

Une assiette d’“oden” de Shizuoka. L’un de ses ingrédients typiques est le “kuro hanpen”, de la pâte de poisson (photo : Association touristique du département de Shizuoka).

Un “izakaya” de Shizuoka accueillant des habitants venus déguster leur “oden” de Shizuoka préféré (photo : Association touristique du département de Shizuoka).

L'atmosphère détendue des “yokocho” de Sendai

La dernière ville que nous présente Hanako est Sendai, dans le département de Miyagi, qu’elle a choisie pour sa culture vivante des yokocho. Deux de ces plus importantes ruelles, Bunka Yokocho et Iroha Yokocho, sont deux rues adjacentes qui hébergent un mélange d’anciens et de nouveaux établissements fusionnant pour créer une atmosphère de yokocho détendue.

Bunka Yokocho à Sendai, département de Miyagi (photo : Association du tourisme, des conventions et des relations internationales de Sendai).

« Voici Genji, un izakaya situé à Bunka Yokocho, tenu par une élégante femme qui se tient derrière un comptoir en forme de U », nous explique Hanako. « L’ambiance y est très adulte, et bien que divers sakés tels que du Urakasumi et du Takashimizu y soient servis, ce n’est pas un endroit où l’on peut boire avec excès. » Chaque saké commandé est servi accompagné d’un plat, dans la limite de trois ou quatre commandes par client.

Le comptoir en forme de U de Genji, un “izakaya” populaire de Sendai.

Nous terminons la soirée à l’izakaya de Nakano, autour d’une table débordante d’assiettes et de coupes de saké vides. L’enthousiasme de Hanako pour le monde des yokocho s’avère contagieux, et il est difficile de ne pas lui suggérer de faire une soirée de hashigo, ou « barathon », passant d’un izakaya à un autre pour s’essayer à toute une gamme de sakés et de plats originaux. Dehors, la soirée bat son plein alors que nous nous dirigeons vers la gare, et le bruit des rires ainsi que les arômes des ingrédients grillés qui emplissent l’air du petit yokocho nous confirment une fois de plus l’attrait de cette culture unique des pubs cachés dans les petites ruelles du Japon.

Nous portons un toast avec Hanako Tsurezure aux plats savoureux et au saké raffiné dans un “izakaya” local.