Les accords mets et thé vert, porte d’entrée de la culture culinaire japonaise
La fraîcheur et les saveurs naturelles du thé se marient tant avec des pâtisseries qu'avec des légumes, du poisson et même de la viande.
Il y a une scène célèbre du film de James Bond Bons Baisers de Russie : Bond se trouve à bord de l’Orient Express, pour ramener à Londres une machine de décodage russe volée ainsi qu’une sublime espionne russe. Il est accompagné de Grant, lui aussi censé être un agent britannique. Lorsque les trois personnages dînent dans le wagon-restaurant, Grant commande du vin rouge avec sa sole grillée. Par la suite, lorsque Grant se révèle être en fait un agent soviétique, Bond fait une remarque cinglante : « Du vin rouge avec le poisson. J’aurais dû me méfier. »
Grant avait enfreint la règle la plus élémentaire en matière d’accords mets et vins : nul n’ignore que l’on est censé prendre du vin blanc avec le poisson et du vin rouge avec la viande. En réalité, ces règles très générales ne sont qu’un postulat de départ pour le sommelier digne de ce nom, dont l’objectif est d’associer le bon vin au bon plat pour réaliser ce qu’on appelle un « mariage », une harmonie paradisiaque qui ouvre la voie à une toute nouvelle expérience gustative. « Dans un mariage, un plus un ne fait pas deux, mais trois. C’est ce que devraient être les véritables accords », explique Per Oscar Brekell, l’un des rares instructeurs de thé vert japonais nés en dehors du Japon.
L’instructeur de thé Per Oscar Brekell au restaurant Ryoriya Koryoriya à Nakameguro.
Un thé vert japonais fort en “umami”
Mais pourquoi discuter d’accords mets et vins avec un instructeur de thé ? Les accords complexes constituent un domaine qui commence à prendre de l’essor dans le monde du thé vert japonais, et j’ai la chance d’avoir le jeune et fringant Per Oscar comme guide pour me les faire découvrir.
Il commence par une brève introduction. Pour lui, le thé japonais incarne l’ensemble de la culture culinaire de l’archipel, axée sur la fraîcheur et les saveurs naturelles. Contrairement au thé noir, dont la saveur est altérée par l’oxydation, les feuilles de thé japonais sont étuvées à la vapeur juste après leur cueillette, un processus qui permet de conserver toutes leurs saveurs naturelles intactes.
« En plus de cette fraîcheur, le thé japonais contient de l’umami et du shibumi, ou en d’autres termes de l’astringence. Cela permet d’obtenir dans une seule boisson de nombreux éléments de goût propres à la culture culinaire japonaise », m’apprend Per Oscar.
Autrement dit, si vous souhaitez découvrir tout ce qu’il y a à savoir de la cuisine japonaise, les accords de mets et thé vert japonais sont la porte d’entrée idéale.
De gauche à droite : “sencha”, “genmaicha”, “gyokuro”, matcha et “hojicha”.
Le matcha, un thé vert en poudre à la teinte vert foncé frappante, est le thé japonais le plus connu à l’international, grâce aux smoothies, lattes et autres préparations que proposent les grandes chaînes de cafés. Toutefois, il existe quatre autres grands types de thé japonais, qui sont tous des thés en feuilles : le sencha, le thé le plus populaire au Japon, qui se boit facilement ; le gyokuro, un thé vert d’ombre au goût fort et riche en umami ; le hojicha, un thé vert torréfié ; et enfin le genmaicha, pour lequel des grains de riz torréfiés sont mélangés aux feuilles de thé.
Mais de quelle manière s’y prendre pour commencer à accorder des mets à l’un de ces cinq thés ? L’accord le plus classique et le plus connu reste celui du matcha avec des pâtisseries ou confiseries japonaises à base de pâte de haricots rouges. Per Oscar décrit cela comme « la meilleure association qui soit », car c’est le fruit de centaines d’années d’évolution dans le cadre de la cérémonie du thé japonaise.
Mais il n’est pas nécessaire de se restreindre aux traditions. Dans les ateliers qu’il anime, Per Oscar encourage les participants à essayer d’associer le thé japonais à différents aliments. « Le thé japonais convient à merveille à la cuisine japonaise, cela va sans dire. Mais il se marie aussi très bien avec d’autres cuisines. J’encourage les gens à expérimenter », déclare-t-il.
Et expérimenter est exactement ce que Per Oscar et moi avons prévu de faire. Nous nous retrouvons à Ryoriya Koryoriya, un petit restaurant japonais situé près du quartier branché de Nakameguro à Tokyo, où nous nous apprêtons à déguster un menu de cinq plats japonais accompagnés de thé vert.
La propriétaire de l’établissement, Chinatsu Nagamine, a développé ses propres connaissances en la matière lorsqu’elle tenait un bar à vins. « Ce concept d’accord avec les plats est très bien établi dans le monde du vin, mais lorsque la pandémie de Covid-19 s’est déclarée, les gens ont commencé à moins sortir et donc à moins boire. C’est alors que j’ai eu l’idée d’associer du thé vert japonais à des mets de façon similaire », raconte-t-elle.
La propriétaire de Ryoriya Koryoriya, Chinatsu Nagamine, est une précurseure des accords de mets et thés verts.
Un “sencha” infusé à froid dont la saveur rappelle celle du melon
Bien que le thé japonais, tout comme le vin, offre un goût différent selon la variété de plante et la région dont il provient, le processus d’infusion sur place propre au thé ajoute une autre dimension à la complexité des saveurs. À chaque préparation d’une théière de thé vert, des détails peuvent être modifiés : température de l’eau, rapport entre feuilles et eau ainsi que temps d’infusion. Comme Mme Nagamine nous le montrera par la suite, faire varier ces éléments peut radicalement modifier le goût du thé.
Pour notre découverte de ces accords, Mme Nagamine a prévu un arc de dégustation qui va du léger au lourd, en progressant de plats de fruits et légumes à des crustacés, du poisson et de la viande. Dans cet esprit, elle nous fait démarrer le repas par un plat de kaki accompagné de feuilles de chrysanthème et de tofu à la sauce aux noix. Elle l’accompagne d’une infusion à froid de “Summer Breeze”, un sencha issu de la sélection de thés SENCHAISM, élaborée par Per Oscar en personne, servie dans une flûte à champagne.
Per Oscar me souligne que le sencha est le thé japonais le plus facile à accorder à des mets. Il se marie bien avec les aliments sucrés japonais et occidentaux – sauf peut-être avec le chocolat noir, qui aurait tendance à en altérer la saveur délicate. Si Mme Nagamine a choisi d’infuser ce thé à froid, c’est pour faire ressortir l’umami et la saveur sucrée caractéristiques du cultivar Yamakai. « Le Yamakai a par ailleurs une saveur qui rappelle légèrement celle du melon. Cela convient à merveille au kaki, car le thé lui-même est plutôt fruité », commente Per Oscar d’un ton approbateur.
Plat de kaki, feuilles de chrysanthème et tofu avec de la sauce aux noix, accompagné de “sencha” Yamakai de Shizuoka infusé à froid.
Des thés parfois infusés deux fois
Mme Nagamine a accordé le plat suivant – du radis daïkon bouilli garni de quatre sortes de miso blanc – à un genmaicha grillé à la poêle. « Normalement, le genmaicha se boit seul, mais comme il contient des grains de riz torréfiés, il convient bien aux saveurs grillées », me confie Per Oscar. « Il est très doux en bouche et a également de l’umami. C’est pourquoi il se marie à merveille avec le miso qui contient lui aussi de l’umami, cette saveur légèrement torréfiée. »
Radis daïkon bouilli garni de quatre sortes de miso blanc, accompagné de “genmaicha” du département de Miyazaki, à Kyushu, grillé dans une poêle de Minoru. (Producteur : Kadota Seicha)
Le troisième plat de notre menu consiste en une huître cuite à la vapeur avec du saké et garnie d’algues, auquel notre hôte a associé un gyokuro servi dans une minuscule coupe. Le gyokuro est si fort qu’il peut être difficile de l’accorder à des mets, mais son arôme légèrement salé, semblable à celui de l’algue, fait qu’il convient bien aux poissons et fruits de mer, en particulier aux crustacés.
Pour l’occasion, Mme Nagamine a opté pour une deuxième infusion, car la première est si dense qu’elle risquerait de supplanter la saveur de l’huître plutôt que de l’accentuer. « C’est révolutionnaire », admire Per Oscar. « Au Japon, la première infusion est considérée comme étant la meilleure. Servir la deuxième est donc une décision audacieuse. »
Huître cuite à la vapeur avec du saké et garnie d’algues, accompagnée d’une seconde infusion de “gyokuro” Meijin de Kyoto servi chaud. Le riche “umami” du “gyokuro” accentue le goût de l’huître. (Producteur : Ujichasi Kanemata)
Le quatrième plat est particulièrement bien dressé : deux éperlans japonais recouverts d’une fine panure de tempura, juste soutenus par leurs petites nageoires rigides, semblent planer au-dessus de l’assiette. Ces éperlans sont accompagnés d’un soda au matcha avec un filet de citron, servi dans un élégant verre à vin au long pied.
« L’objectif ici est d’accorder la fraîcheur et la légèreté des bulles de soda avec la délicatesse de la chair du poisson blanc, tandis que l’association du citron et du poisson est bien entendu une combinaison plus classique », précise Per Oscar.
Tempura d’éperlans japonais au sel de “konbu”, accompagné d’un soda au matcha Saemidori avec un filet de citron. (Producteur : Yamecha Kumaen)
Nous arrivons maintenant à la dernière et plus riche étape de cette aventure gastronomique, un ragoût de canard mijoté avec du taro frit, du persil japonais et du wasabi, qui s’accompagne d’un hojicha chaud. Une fois de plus, mon acolyte est impressionné. « La viande est l’aliment le plus difficile à accorder avec le thé, mais ce hojicha a un goût presque fumé, ce qui fait qu’il se marie bien avec la viande », explique-t-il.
Ragoût de canard mijoté avec du taro frit, du persil japonais et du wasabi, accompagné de “hojicha” Kasane de Saitama servi chaud. (Producteur : Okano-en)
Différencier les cultivars et les méthodes d'infusion
Les fervents amateurs d’accords de mets et thés qui voudraient suivre nos pas à Ryoriya Koryoriya seront ravis d’apprendre que les menus y incluent de nombreux détails sur les thés servis, notamment la méthode d’infusion, la région, le cultivar et le nom du producteur, ce qui leur permettra de retrouver n’importe lequel des thés qui les intéresseraient. Il y a encore une chose dont ils pourront se réjouir : les menus standards d’accords mets et thés du restaurant sont encore plus copieux que celui que nous avons dégusté, puisqu’ils comptent entre neuf et onze plats, là où le nôtre n’en avait que cinq.
En guise de conclusion, Per Oscar recommande quelques maisons de thé modernes aux personnes qui préféreraient se cantonner au modèle classique « thé vert accompagné de gourmandises sucrées ». IPPUKU & MATCHA, dans le quartier de Nihonbashi à Tokyo, fabrique des gâteaux d’inspiration française à base de matcha d’Uji, la plus célèbre région de culture du matcha, qui peuvent s’accorder avec toute une gamme de thés matcha de haute qualité. D’autre part, chez Higashiya, une maison de thé qui dispose de boutiques dans les quartiers de Ginza et de Marunouchi à Tokyo, vous pourrez non seulement déguster divers thés accompagnés de différentes confiseries japonaises, mais aussi goûter à des bancha, des thés préparés selon d’anciennes recettes locales antérieures à l’industrialisation de l’activité.
Assortiment de terrines au matcha d’Uji et au “hojicha”, par IPPUKU&MATCHA.
Menu accords de thés et confiseries japonaises de Higashiya Ginza.
Les accords mets et thés constituent une expérience gustative originale, que ce soit en combinant de manière classique thé vert et sucrerie ou bien en faisant preuve d’un accord plus moderne et expérimental. S’y essayer garantit de découvrir de nouvelles facettes du thé et en particulier de ses variétés japonaises.
Dégustation d’un repas d’accords mets et thés verts.
THÉ VERT JAPONAIS RECOMMANDÉ DISPONIBLE À L’ACHAT À L’ÉTRANGER
ITO EN
La plus grande marque de thé vert au monde. Un hojicha soigneusement torréfié à haute température. Ce processus de torréfaction lui confère un arôme grillé et un goût fumé.
Aiya America, Inc.
Imprégné de plus de huit cents ans de tradition, le matcha de cérémonie, produit emblématique de la marque, est produit à Nishio, au Japon, depuis 1888. Il est fait à partir de feuilles cultivées à l’ombre pendant une trentaine de jours, ce qui leur confère une couleur vert foncé ainsi qu’une saveur riche en umami. Seules certaines feuilles précises sont cueillies à la main lors de la récolte en avril. Une fois leurs tiges et nervures retirées, les feuilles sont transformées en poudre de matcha à l’aide de meules en granit de confection artisanale.
Les bienfaits du matcha pour la santé ne doivent pas être sous-estimés : il s’agit en effet d’un concentré d’antioxydants pour seulement une fraction de la quantité de caféine que contient le café. Le matcha de cérémonie d’Aiya bénéficie d’une certification de Projet sans OGM vérifié, et est certifié sans gluten et casher. Au cours des dernières années, les produits d’Aiya se sont fait une place sur les étals des commerçants aux États-Unis et au Canada, permettant à une vaste clientèle de découvrir le matcha.
Yamasan Co., Ltd.
Feuilles de sencha japonais bio
Des experts en thé évaluent soigneusement la qualité des feuilles de ce thé chaque année. Ce sont principalement des feuilles de première récolte des variétés « Yabukita » et « Saemidori » qui sont utilisées. En outre, elles sont soumises à une torréfaction et une pasteurisation par infrarouges lointains qui font ressortir l’arôme original et puissant du thé ainsi que la pleine saveur des feuilles.
Ushijima Tea Manufacturing Co.
Il s’agit du gyokuro Yame Hon, qui provient de la région productrice de gyokuro de Yame, ayant remporté le premier prix dans la catégorie gyokuro de la Foire nationale de gyokuro au Japon. C’est un gyokuro de Ushijima, préparé par une profonde cuisson à la vapeur, chose rare même à Yame. Cela lui procure une douceur riche et dense, comme seul un gyokuro peut en offrir.
Sugimoto Tea Company
Matcha Mizuki de la réserve Sugimoto
Le matcha Mizuki incarne à merveille l’excellence dans le monde du thé vert japonais. « Mizuki » signifie célébration, bonheur, fraîcheur et beauté en japonais. Ce nom a été choisi pour représenter un magnifique champ de thé vert et décrit parfaitement cet incroyable matcha de Yame, à Fukuoka, dont la qualité égale celle des thés de cérémonie.
Épais et crémeux, c’est un matcha aux arômes et saveurs de noix intenses, semblables à ceux des pignons de pin frais. Il est riche en umami et exempt d’astringence. Une fois avalé, il laisse un arrière-goût persistant de lait cuit à la vapeur.
OSADA Seicha Co., Ltd.
Le Genmaicha bio d’OSADA est composé de 50 % de thé vert bio et de 47 % de riz brun japonais bio savamment mélangés. Cultivé à Shizuoka, ce thé est soumis à un étuvage modéré, puis à une torréfaction à 8 niveaux, ce qui lui confère un umami équilibré et un parfum discret.
Disposant d’une concentration en caféine étonnamment faible, ce thé offre une harmonie de saveurs et d’arômes grâce à sa quantité adéquate de riz brun. Avec une production annuelle qui ne dépasse pas 5 000 kg, il s’agit d’un thé d’exception. Les arômes de ce riz brun sont d’ailleurs appréciés dans le monde entier.
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