L’évolution du sake

NIHONSHU #01

06.07.2017

TexteAkiko Tomoda PhotographiesKiyotaka Hatanaka

Le nihonshu est un saké transparent comme l’eau claire qui se caractérise autant par sa douceur que par les parfums très complexes qu’il dégage.  Pen Paris est allé à la rencontre des différents acteurs œuvrant pour sa qualité et sa renommée afin de mieux comprendre les multiples facettes de cette boisson millénaire.

Une rizière de riz Shuzo pour le saké d’Aramasa dans la préfecture d’Akita. Prêtes à être récoltées, les tiges ploient sous le poids des grains bien mûrs.

À la recherche d’un nouveau saké authentique

Comment la tradition ancestrale du nihonshu parvient-elle à perdurer ? Grâce à des passionnés toujours prêts à relever de nouveaux défis sans renier pour autant les enseignements du passé.

Au Japon, il y a actuellement plus de 26 000 entreprises qui ont dépassé les cent ans d’activité. Plus de 700 d’entre elles sont spécialisées dans la production de saké. Rien d’étonnant pour cet alcool national dont l’histoire a commencé il y a 2 000 ans.

Le brassage du saké, qui a démarré en même temps que la culture du riz, est réalisé selon la même méthode depuis le début du XVⅡe  siècle, toujours sous le regard bienveillant des divinités nipponnes, ce qui a contribué à en faire une activité particulièrement stable.

Cependant, celle-ci a connu quelques rebondissements au cours des cinquante dernières années. À partir des années 1960, contrairement à la croissance économique du pays, l’intérêt des Japonais pour le saké a commencé à décliner. Si les consommateurs étaient de plus en plus tentés par des alcools occidentaux, tels que le vin ou le whisky, le problème était principalement lié à la baisse de qualité des nihonshu. Le marché abondait de sakés artificiels (qui n’utilisent pas de véritable riz mais des arômes !), peu chers et destinés à s’enivrer, ou encore des sakés contenant une quantité effarante d’alcool de brassage, développés à la suite des pénuries récurrentes de riz pendant la guerre, mais qui n’étaient que de pâles copies des nihonshu. Le saké a alors été stigmatisé comme « un alcool à gueule de bois », considéré par les Japonais comme « le gage parfait pour les perdants de jeux entre amis ». En dehors de cette période, l’industrie du saké a connu bien d’autres phases de prospérité et de crise qu’il serait trop long d’évoquer ici.

Bien entendu, il va de soi que les conditions de brassage du saké ont évolué, y compris au cours de ces cinq dernières années. Son élaboration nécessite l’application d’un processus de « polissage », au cours duquel les couches extérieures du riz sont retirées. Concrètement, plus celles-ci sont réduites, moins les arômes dégagés seront rugueux. Or il y a encore quelques années, les sakés dont le rapport de polissage était faible (c’est-à-dire pour lesquelles de nombreuses couches avaient été retirées) étaient considérés comme de très bonne qualité. Aujourd’hui, la qualité d’un saké n’est plus déterminée uniquement par son taux de polissage. Sans pour autant tourner le dos aux techniques traditionnelles, ce qui importe désormais c’est de produire un saké au goût si raffiné qu’on le dégusterait dans un verre à vin.

La brasserie Aramasa implantée dans la préfecture d’Akita, dans la région de Tohoku, fait partie des établissements emblématiques de cette nouvelle tendance. Elle est considérée depuis longtemps comme faisant partie de l’élite des brasseries. Cette renommée est due à la présence dans ses cuves de la « levure n°6 ». La plupart des levures utilisées dans le brassage sont cultivées et fournies par l’Association des brasseurs de saké du Japon. Les types et les niveaux de qualité de levures étant très variés, ils ont été numérotés par ordre de découverte et certifiés par l’Association. Bien entendu, seules les levures de haute qualité reçoivent une telle certification. Celle qui est apparue dans la brasserie Aramasa en 1930 a été la sixième à être reconnue par l’Association, d’où son appellation. Or les levures 1 à 5 n’étant plus utilisées de nos jours, la numéro 6 est désormais la plus ancienne du Japon.

L'étuvage est l'étape la plus importante du brassage du saké. Le riz est cuit en quelques instants sous une vapeur très forte.

L’entrepôt Ginjyo, construit il y a 160 ans, dans lequel est apparue la levure n°6.

Savoir prendre son temps

Yusuke Sato, dirigeant de la célèbre maison et représentant de la huitième génération, a décidé, au moment de sa prise de fonction, de ne produire que des sakés de type junmai, sans ajout d’alcool de brassage. Ce choix peut sembler anodin, mais il constitue en réalité un pari extrêmement audacieux pour une brasserie souhaitant rester compétitive. Il serait plus rentable et moins aléatoire, tant pour la brasserie que ses revendeurs, de fabriquer du saké de type honjozo, dont la conservation est peu coûteuse, plutôt que de réaliser du saké 100 % pur riz. Toutefois, M. Sato a décidé de prendre le risque de mettre son entreprise à l’épreuve et de partir en quête d’un goût susceptible de charmer les consommateurs, en s’appuyant pour cela sur les techniques traditionnelles.

Pour atteindre cet objectif, M. Sato a commencé par simplifier le processus de fabrication. La fermentation ne peut, par exemple, avoir lieu sans utilisation de broyat de levures. Or ce processus prend plusieurs semaines au cours desquelles une contamination par des bactéries et des levures sauvages peut se produire à tout moment. Ces agents contaminants pouvant être exterminés à l’aide d’acide lactique, la plupart des brasseries utilisent des acides artificiellement raffinés, sans danger pour les consommateurs, afin de favoriser la diminution du nombre de micro-organismes et du temps de fermentation. M. Sato a quant à lui décidé de régler le problème en appliquant la méthode Kimotozukuri. Cette méthode dite « naturelle » permet la création d’un acide lactique biologique, obtenu grâce à l’introduction de cultures de bactéries lactiques. Comparé à l’utilisation d’acides raffinés, ce processus nécessite une parfaite maîtrise de la technique et requiert plus de temps. Mais le jeu en vaut la chandelle car ces efforts se ressentent sur le goût final : une combinaison d’arômes profonds mais légers, un bon équilibre et, surtout, des saveurs d’une pureté incomparable. Malgré cela, seules 10 % des brasseries font actuellement appel à la méthode Kimotozukuri, tant les risques encourus sont élevés et la productivité faible. M. Sato a décidé de cesser également l’utilisation d’additifs susceptibles de se retrouver dans le saké, tels que les agents destinés à améliorer la qualité, les catalyseurs de fermentation, les enzymes exogènes et différents minéraux, qui ne figurent pas nécessairement sur les étiquettes. Il va même plus loin dans sa démarche résolument à contre-courant de son époque en utilisant des cuves de fermentation en bois malgré les difficultés de gestion sanitaire qui les accompagnent.

Cependant, la raison principale de l’intérêt suscité par la brasserie Aramasa réside dans le fait que, tout en revenant vers les techniques traditionnelles, elle n’hésite pas à relever de nouveaux défis. Lors du brassage du saké, des moisissures et différents micro-organismes nécessaires à la réalisation de produits fermentés, appelés « koji », doivent être ajoutés au riz. De types variés, les koji les plus utilisés pour le saké sont les levures dites « jaunes », mais Aramasa expérimente actuellement son remplacement par des levures blanches, servant à la production du shochu.

Entraînée par l’esprit novateur de ses employés, la brasserie tente de développer une technique permettant d’obtenir du koji à partir de riz cru plutôt que cuit à la vapeur. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’enseigne jouisse d’une image d’excellence, qui lui a valu une médaille d’or, en 2014, de la part de l’Institut national de recherche sur le saké. Aramasa a considérablement participé à la fin de la tendance considérant les sakés aux rapports de polissage extrêmement faible comme étant de qualité supérieure.

« Le polissage du riz est réalisé par une machine et ne nécessite donc pas que le personnel y consacre du temps.  À l’inverse, l’utilisation de cuves en bois dont la gestion est ardue et l’application de la méthode Kimotozukuri, nécessitant une attention permanente de la part du personnel, impliquent des coûts supplémentaires », explique M. Sato. Et en effet, lorsque l’on aime le saké, ce n’est pas un pourcentage, mais bien le goût qui est important. La plupart des sakés ayant été primés ont un goût sucré, du fait de l’utilisation de levures de caractère, dont les teintes rouges et l’arôme prononcé rappellent d’autres appellations et ne laissent aucune place à la surprise gustative. Pourtant, que ce soit pour le whisky ou le vin, le plus attrayant est la découverte des personnalités de chacun d’entre eux.

À terme, Aramasa a également comme projet de cultiver son propre riz. L’objectif est de créer une entreprise agricole qui gèrerait pas moins de 110 hectares de champs de riz d’ici une dizaine d’années. « Contrairement à d’autres cultures, celle du riz n’est pas victime de dommages à répétition. C’est pourquoi il est possible de cultiver la même terre pendant plusieurs milliers d’années », précise M. Sato. Il ne fait aucun doute que la brasserie Aramasa, qui navigue en permanence entre tradition et innovation, passé et présent, est un parfait exemple des nouvelles brasseries de notre époque.

Broyat dans lequel se multiplient les levures pour servir de base au nihonshu. Il est composé d’eau, de riz étuvé, de koji et de levures.

De grosses cuves propres. Ce sont les bactéries contenues dans le bois de ces cuves qui déterminent la personnalité du saké.

Le riz étuvé est très rapidement refroidi. La vapeur emplit la cave d'arômes riches.

Des étiquettes modernes qui, au premier coup d'œil, ne rappellent en rien celles des nihonshus traditionnels. Le chiffre 6 fait bien entendu référence à la levure nº6.

YUSUKE SATO

Yusuke Sato

Diplômé du Département de langue anglaise de la Faculté de lettres de l’université de Tokyo, Yusuke Sato se destinait à une carrière de journaliste. À 31 ans, poussé par sa passion pour le nihonshu, il intègre la brasserie familiale Aramasa qu’il dirige désormais depuis 2012, en tant que représentant de la 8e génération.

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