Toulouse-Lautrec japonisant

Inspiré par ses homologues nippons, le peintre repense la forme et la technique de son art, à grands renforts d'emprunts à l'estampe.

06.01.2020

TexteRebecca Zissmann

Henri de Toulouse-Lautrec. “ELLES : la clownesse assise”, 1896 © Musée Toulouse-Lautrec, Albi, France

Dans son portrait de Suzanne Valadon, “Nu féminin anciennement La Grosse Maria”, réalisé en 1884 à l’aube de sa carrière, c’est un détail que l’on ne remarque pas immédiatement. Il faut dire que la composition en elle-même, qui met en scène la jeune femme entièrement nue, de face et avec un regard de défiance, a tout pour ébranler les bonnes moeurs. Mais le masque de nô accroché au mur derrière n’est pas là par hasard : c’est un clin d’œil d’Henri de Toulouse-Lautrec à l’art japonais.

Le peintre albigeois a fait l’objet d’une exposition au Grand Palais à Paris intitulée Toulouse Lautrec, Résolument Moderne, du 9 octobre 2019 jusqu’au 27 janvier 2020. De sa maîtrise de la lithographie à sa représentation du quotidien sous un angle très naturaliste, l’artiste né en 1864 a souvent eu des longueurs d’avance sur ses contemporains. Mais son amour pour le Japon le situait pleinement dans son temps.

 

Au temps du japonisme

Ce sont tout d’abord les céramiques nippones, comme celles d’Imari, qui se se font connaître en Occident au XVIIème siècle avant que n’arrivent les estampes, rapportées par les marchands hollandais au début du XIXème siècle. L’ouverture du Japon au monde avec l’avènement de l’ère Meiji en 1868 conduit à une explosion des échanges avec l’Europe et l’univers de l’ukiyo-e y devient plus accessible aux amateurs. C’est l’avènement du japonisme, l’influence de l’art japonais sur les artistes et écrivains occidentaux, dont l’apogée s’étend des années 1860 à 1890.

Toulouse-Lautrec fait partie de ces amateurs, se disant lui-même japonisant. L’exposition au Grand Palais s’ouvre d’ailleurs par une photographie du peintre déguisé en Japonais, assis en seiza (à genoux) et affichant un strabisme outrancier. Une attitude empruntée aux estampes, dont il est un collectionneur.

« Il est certain qu’il possédait notamment des exemplaires des manga d’Hokusai (carnets de croquis) », détaille Danièle Devynck, directrice du musée Toulouse-Lautrec d’Albi et commissaire de l’exposition. « Il a eu aussi entre les mains des estampes de Toyokuni Utagawa et surtout de Utamaro Kitagawa, dont il avait acquis un album. C’était vraiment un japonisant éclairé, qui lisait la revue Le Japon artistique publiée par Siegfried Bing ».

Cette revue mensuelle reproduit alors des objets et des estampes japonaises, dont Siegfried Bing est d’ailleurs un importateur célèbre. Elle parait de 1888 à 1891. Pour le marchand, Toulouse-Lautrec réalise en 1894-1895 un vitrail art nouveau nommé “Au Nouveau Cirque, Papa Chrysanthème” qui fait écho au ballet Papa Chrysanthème dont l’histoire se déroule au Japon. Un prince japonais y épouse une française qui doit danser devant la cour impériale japonaise pour se faire accepter. Dans la version de Lautrec, une femme de dos au cirque observe le numéro d’une clownesse. Mais l’emprunt est bien là.

 

Un renouveau de la forme

Inspiré par ses homologues nippons, Toulouse-Lautrec repense son art. Son admiration pour le Japon se traduit de plusieurs façons. D’abord par son emploi de formats de tableaux verticaux rappelant les kakemono. La série de portraits de dandys visible au Grand Palais en est l’exemple le plus flagrant, comme celui de son cousin, “Le docteur Tapié de Céleyran” (1893-1894). Une référence directe au format vertical japonais figure même dans la représentation de kakemono à l’arrière-plan du “Portrait du Dr. Henri Bourges” (1891).

Outre le format, c’est la technique même de l’estampe que Toulouse-Lautrec s’approprie. Ses lithographies, dont il a perfectionné la composition et fait sa patte, peuvent être considérées comme le sommet de son œuvre. Il en a produit plus de quatre cent lors de sa carrière, alors qu’elles étaient jusque-là plutôt méprisées par les artistes.

« Je crois que l’art japonais lui a proposé des réponses aux questions plastiques qu’il se posait », explique Danièle Devynck. « Cette image de l’estampe japonaise synthétique, aux couleurs en aplat ; cette composition qui n’est plus illusionniste mais qui s’inscrit notamment dans une diagonale – cela répond pleinement à son questionnement ».

 

Thématiques propres à l’ukiyo-e

Les motifs de l’estampe sont aussi récurrents dans l’œuvre de Lautrec, que ce soit dans ses lithographies ou dans ses tableaux. La posture du chat dans les bras de “May Belfort” (1895) rappelle ceux de Kuniyoshi Utagawa. Quand le visage poudré rehaussé de lèvres carmin de “Elsa, dite la Viennoise” (1897) n’évoque pas directement l’allure des Japonaises, la face de “Femme au lit, profil – au petit lever” dans la série Elles (1896) fait tout de suite penser aux mimiques des personnages de l’ukiyo-e.

Cette série a d’ailleurs été inspirée au peintre par L’almanach des maisons vertes (Yoshiwara seiro nenju gyoji, 1804) d’Utamaro. Ce recueil d’estampes représente le quartier des plaisirs de Yoshiwara à Tokyo mais sous l’angle du quotidien et non de l’érotisme. Ce travail du grand maître, l’un de ses derniers avant sa disparition en 1806, est parvenu en France grâce à Edmond de Goncourt qui l’a publié dans son ouvrage Outamaro, le peintre des maisons vertes en 1891. La même année, une exposition d’estampes japonaises avait lieu à l’école des Beaux-Arts. C’est sans doute à cette période que Toulouse-Lautrec en a pris connaissance.

La série de 11 lithographies Elles montre des prostituées à toute heure du jour, dans des scènes banales sublimées par le regard de Lautrec. Pas assez évocateur ni générateur de fantasmes pour le public de fin de siècle qui boude la série, en décalage avec le voyeurisme des œuvres contemporaines consacrées à ces sujets.

 

Un artiste adulé des Japonais

De son usage du mouvement à ses représentations de la trivialité du quotidien, en passant par sa signature aux initiales calligraphiées dans un cercle, Toulouse-Lautrec admire et s’inspire de l’art japonais dont il a réussi à saisir l’essence et qu’il s’approprie comme personne. C’est sûrement pour cela qu’il compte parmi les artistes occidentaux favoris des Japonais.

Bien sûr, ceux-ci sont friands des visions frivoles d’un Paris rêvé, si bien rendu par le peintre. Mais c’est peut-être parce qu’ils retrouvent en lui et en ses œuvres quelque chose de familier – son regard attendri sur le quotidien, attaché aux détails, si prégnants dans la culture de l’archipel – qu’ils sont si nombreux à faire le pèlerinage jusqu’à sa ville natale, Albi. Même l’empereur y a fait escale en 1994.

On y trouve le graal : le musée Toulouse-Lautrec d’Albi qui détient la première collection publique au monde des œuvres de l’artiste. A sa mort en 1901, le fonds de son atelier avait été proposé par sa famille à de grands musées parisiens qui l’avaient tous refusé. Le musée d’Albi récemment établi avait alors accepté la donation de l’enfant du pays. Une chance pour les amateurs du peintre, du Japon ou d’ailleurs, qui peuvent depuis embrasser toute l’étendue de sa créativité en un même endroit. Une visite incontournable.

 

Plus d’informations sur l’oeuvre de l’artiste sur le site internet du musée Toulouse-Lautrec d’Albi.

Anonyme. “Toulouse-Lautrec en Japonais louchant”, 1892 © Musée Toulouse-Lautrec, Albi, France

Henri de Toulouse-Lautrec. “Le docteur Tapié de Céleyran” 1893-1894 huile sur toile 108 x 50 cm Albi, musée Toulouse-Lautrec © Musée Toulouse-Lautrec, Albi, France

Henri de Toulouse-Lautrec. “ELLES”, 1896 © Musée Toulouse-Lautrec, Albi, France

『青楼繪本年中行事』 “Yoshiwara Picture Book of New Year’s Festivities (Seirō ehon nenjū gyōji)” 1804. Kitagawa Utamaro Japanese. MET Museum

“Signature de Toulouse-Lautrec dans ses affiches : monogramme dans un éléphant” © Musée Toulouse-Lautrec, Albi, France