Yoshitomo Nara, au-delà de l’insouciance comme des apparences

Avec ses petites filles aux grands yeux, l'artiste dérange car la violence qui en émane force le regard à déceler l'imperceptible.

05.01.2021

TexteMarie-Charlotte Burat

“Knife Behind Back”, Yoshitomo Nara, 1999, Acrylic on canvas, 233.7 x 208.3 cm © Yoshitomo Nara

Yoshitomo Nara s’est illustré en 2019 lors de la vente record de son œuvre Knife Behind Back à hauteur de 195 millions de dollars de Hong Kong (près de 205 millions d’euros). Une petite fille, l’air malicieux, voire machiavélique, cache quelque chose dans son dos, dont seul le titre du tableau nous dévoile la nature et de fait, la raison de son regard décidé. Semblables à cette jeune pousse, ses complices reviennent tour à tour dans les toiles de l’artiste et déstabilisent par le contraste de leur âge et de leurs méfaits.

Grand nom de l’art contemporain, Yoshitomo Nara, né à Hirosaki en 1959, débute sa carrière dans les années 1990 après avoir étudié les beaux-arts à l’Université de la préfecture d’Aichi ainsi qu’à l’académie publique de Düsseldorf. « J’assimilerais mon trajet à un road movie qui commencerait par l’émergence de l’ego d’un étudiant en art au travers de son œuvre, puis se poursuivrait dans les ténèbres de la nuit », nous confie-t-il.

 

Jeux de mains, jeux de vilains

Sur des tons pastel, les fillettes de ses tableaux se dessinent dans leurs robes enfantines, coiffées d’un carré court et d’une mèche retombant sur leur front. Elles sont de plain-pied ou coupées, en format portrait. Leurs grands yeux laissent entrevoir des pensées cachées, et se plissent sous le poids de leur malice. Un mauvais coup se prépare. C’est le nom des œuvres qui éclaire ce mystère : Missing in Action, Sayon, Too Young to Die… La violence est omniprésente, bien que suggérée, et le contraste saisissant avec ces visages encore joufflus. Rebelles en col Claudine, ces petites filles ne demandent qu’à passer à l’action.

Icône pop, Yoshitomo Nara emprunte aux codes de la culture mainstream de l’Orient et de l’Occident, entre manga japonais et cartoons américains. Une définition à laquelle l’artiste ne s’arrête pas : « Beaucoup de gens tentent de trouver un lien entre mon travail et le manga. Certes, ce genre d’interprétation peut les mener à une conclusion satisfaisante. Néanmoins, il y a aujourd’hui toutes sortes de manga, toutes sortes d’horizons ». Sans attaches, sans nom, ses petites filles n’ont pas d’identité, de raison spécifique d’être, et chercher à leur en attribuer une « ferait se faner quelque chose d’important qui réside dans l’œuvre », avoue l’artiste.

En évoquant un imaginaire collectif, une culture mondialisée et intégrée, ses œuvres permettent aux spectateurs de faire des associations rapides, mais qui reposent uniquement sur l’apparence. Alors qu’il semblerait, de la même façon que le sens des toiles se divulgue par leur titre, ou que le couteau soit caché dans le dos, qu’il faille plutôt se concentrer sur l’imperceptible. « La majeure partie du public base sa perception sur des éléments visibles. En ce qui me concerne, je suis convaincu d’être influencé principalement par les éléments invisibles. Sous la surface du visible gisent de nombreuses choses qui demeurent imperceptibles, sauf quand nous nous efforçons de les sentir ».

 

Derrière le visible

Partie intégrante de cet invisible, les émotions guident Yoshitomo Nara au moment de créer, tel un réservoir qui déborde ou se referme de manière imprévisible. « [Mes émotions et mes sentiments], j’en contrôle la divergence et l’amplitude à l’aide de techniques de base. Comme lorsque dans le sport, on a acquis les principes et on passe au stade de l’application, le corps fonctionne tout seul, sans être guidé par la raison ni par la volonté. Tout ce que je fais alors, c’est me servir librement de ce corps qui exécute des gestes d’automate pour fixer sur le tableau chaque moment de l’émotion. »

La colère. C’est ici le sentiment le plus palpable, celui qui trouble par sa puissance et sa dissonance avec les personnages dont elle émane. Allégories de la violence, de la révolte et peut-être de la vengeance, ses petites filles cristallisent cette pulsion. « J’aime la musique rebelle, porteuse d’une énergie destructrice. À part le punk, il y a de nombreux types de musiques et d’arts différents qui me nourrissent ». Une fois encore, l’impression première ne peut être la seule à prendre en compte, et Yoshitomo Nara nous offre une vision spirituelle qui surplombe un quotidien en rébellion. « Je sens que mon expression n’a pas pour but de révéler une problématique à la société ou d’édifier le public. Je me demande souvent à quoi les gens penseraient si c’était la fin du monde demain. Si un jour elle survient. Ce que j’essaie de faire est peut-être de réaliser une peinture qui permette à chacun, y compris moi-même, de faire face, dans une telle circonstance. » Au-delà de l’image, le titre. Au-delà du manga, l’allégorie. Au-delà de l’enfance, la violence. Au-delà de la révolution, la fin du monde.

 

Le travail de Yoshitomo Nara est à retrouver sur le site internet de la Pace Gallery.

“Missing in Action”, 1999, Acrylic on canvas, 180.0 x 145.0 cm © Yoshitomo Nara

“Too Young to Die”, Yoshitomo Nara, 2001, Acrylic on cotton mounted on FRP, diam. 177.8 x 25.4 cm / diam. 70.0 x 10.0 in. © Rubell Collection

“Hothouse Doll”, Yoshitomo Nara, 1995, Acrylic on canvas, 120.0 x 110.0 cm © Yoshitomo Nara

“Missing in Action”, 2000, Acrylic on canvas, 210.0 x 160.0 cm © Yoshitomo Nara

“Sayon”, Yoshitomo Nara, 2006, Acrylic on canvas, 146.0 x 112.5 cm © Museum of Contemporary Art Tokyo