La modernologie, science de l’observation du quotidien de Kon Wajiro
Maquillage, taille de la barbe, organisation des placards ou lieux de rendez-vous. Autant de détails qui dessinent les contours des Tokyoïtes de 1925.
© Kon Wajiro
Ginza, mai 1925. Sur une avenue qui relie le pont Kyobashi à celui de Nihonbashi, un groupe, dispersé dans la foule, recense, crayon et plan pré-rempli à la main, les différentes manières d’être des habitants de la capitale. Un travail méticuleux baptisé modernologie et tout droit sorti de l’imagination de Kon Wajiro, architecte et designer nippon. Avec une ambition : saisir sur le vif, de manière scientifique, le quotidien des habitants de cette ville qui se relève à peine du tremblement de terre qui l’a ébranlée deux ans plus tôt.
Né en 1888 dans la préfecture d’Aomori au nord de Honshu, Kon Wajiro déménage avec sa famille à Tokyo alors qu’il clôt ses études secondaires et entre l’année suivante à l’École des beaux-arts. Par la suite embauché à l’université Waseda, où il fera toute sa carrière en tant que professeur, il participe en parallèle à diverses enquêtes sur l’habitat rural de l’archipel. Avant d’engager, de lui même, un travail d’observation du temps présent dans la capitale nippone.
Détailler les habitudes
Sexe, tranche d’âge, manière de se maquiller, taille de la barbe et de la moustache, type de kimono ou encore longueur des jupes, Kon Wajiro et ses petites mains comptabilisent ces détails qui peuvent, pour le novice, sembler insignifiants. Les résultats de cette première étude, d’une durée de quatre jours, sont publiés quelques mois plus tard dans la revue Fujin kôron, sous la forme de dessins, croquis et graphiques, censés apporter une photographie précise du Tokyoïte version printemps 1925. Tout d’abord baptisée science du présent, kogengaku, Kon Wajiro lui préfère rapidement le terme espéranto modernologio et signe, en 1930, le manifeste Qu’est ce que la modernologie ? Dans ce texte, l’architecte déroule les principes fondamentaux de la science qu’il entend créer, pour retranscrire le présent et les transformations à l’oeuvre dans les pratiques et modes de vie des Japonais.
Mais ce n’est qu’une première étape pour Wajiro et ses comparses qui, très vite, vont étendre le protocole au-delà du quartier de Ginza, et tenter de capter l’air du temps sur l’ensemble de la ville. Lieux de pique-nique dans les parcs, place des fêlures sur les bols des cantines bon marché, organisation des placards de leurs contemporains, formes des coiffures distinguées des femmes… Tout est prétexte à observation et collection.
Photographier l’instant
Une observation kaléidoscopique où l’individu, envisagé comme une somme de détails, éclaire à sa manière l’époque dans laquelle il vit. Sans réelle visée d’analyse, la modernologie s’envisage davantage comme une collection de façons d’être, sur un territoire donné, à un moment donné et où la collecte d’échantillons vaut pour ce qu’elle est : une addition de profils divers qui, mis bout à bout, comme des points sur une carte, offrent une photographie de l’instant, sans autre but que celui-ci.
Les croquis tirés de ces observations sont ainsi remplis à l’extrême d’informations, la clarté du propos disputant une certaine boulimie du détail. En plus des esquisses, l’architecte y ajoute mesures, matériaux, prix estimés, numéros… et multiplie les strates de lectures, comme pour objectiver le réel. Si la modernologie de Kon Wajiro ne survit pas aux années 1930 en tant que discipline scientifique, cette manière si particulière de croquer le quotidien japonais et de capturer l’air du temps se poursuit encore aujourd’hui, comme dans le travail artistique de Florent Chavouet, auteur de Tokyo Sanpo.
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
© Kon Wajiro
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