Yukio Shige, protecteur des candidats au suicide
Le réalisateur Blaise Perrin suit ce policier à la retraite sur les falaises de Tojinbo, où il tente de sauver des Japonais prêts à en finir avec la vie.
© Blaise Perrin
Une succession de longs plans séquences, avec, comme repères rassurants, la nuque et les épaules de Yukio Shige, toujours en mouvement. Le mouvement salvateur, celui qui lui permet de déjouer le temps qui passe, mais surtout de sauver des Japonais venus se perdre, pour leur dernier voyage, sur les célèbres falaises de Tojinbo, dans la préfecture de Fukui. De cette sentinelle quotidienne, Blaise Perrin a tiré un film de 52 minutes La Ronde.
Le réalisateur, diplômé de l’Ecole Nationale de la Photographie d’Arles, ancien membre de la Casa de Velazquez et lauréat 2020 de la résidence de la Villa Kujoyama a ancré La Ronde dans une réalisation épurée, où le paysage renommé pour sa beauté dans tout l’archipel n’est finalement qu’accessoire. Il n’apparaît que dans le champ laissé vide par Yukio Shige, une fois que sa silhouette a pris sa place sur l’écran. Le spectateur suit le protagoniste dans une de ses rondes quotidiennes, alors qu’il scrute les moindres recoins des falaises où des Japonais, souffrant de solitude, d’un chômage étouffant ou de problèmes familiaux récurrents, viennent se jeter dans l’océan, quelques dizaines de mètres plus bas.
Un documentaire dont le seul commentaire est la voix de ce marcheur hors du commun qui raconte par le menu son quotidien et le combat contre la mort. « L’objectif était de faire entendre les pensées de Yukio Shige comme si nous étions dans sa tête », précise Blaise Perrin dans une interview à Pen. « Sa vie intérieure ainsi que les gestes, aussi simples soient-ils, qu’il réalise pour faire sa ronde et sauver des personnes de la mort, devaient être constamment au premier plan ».
Une action qui dérange
Yukio Shige a débuté ses rondes en solitaire sur ce petit chemin côtier d’un kilomètre et demi en 2004, alors fraichement retraité de la police. C’est en 2010 que Blaise Perrin entend parler pour la première fois de lui dans une émission de radio sur France Inter, où l’écrivain Olivier Adam explique s’être inspiré de son histoire pour façonner les contours d’un des personnages de son roman Un coeur régulier. Après des recherches, le réalisateur décide de partir pour le Japon un an plus tard, afin de rencontrer cet ancien policier.
Persuadé qu’il sera facile de le trouver dans cette petite ville qui se résume à une unique rue piétonne bordée de magasins et de restaurants, il se rend rapidement compte que la tâche sera plus ardue. « Quand je demandais son chemin aux personnes travaillant là-bas, aucune ne voulait me répondre. J’ai compris plus tard pourquoi. Sa présence et son action dérangent. Il y a là-bas un système économique fondé sur le suicide, qui profite à de nombreuses personnes comme les pompes funèbres, l’industrie du tourisme, hôtels de la région… et personne ne veut que ça change. »
C’est finalement un jeune serveur, arrivé depuis peu, qui lui donne les précieuses informations lui permettant de trouver son homme. S’en suivent entre les deux de nombreuses conversations, toutes précieusement enregistrées. Blaise Perrin lui parle alors de son projet de film. Yukio Shige, dont l’action a déjà fait l’objet de reportages, de pièce de théâtre et même de manga, accepte.
Des milliers de deuils évités
Ce n’est que trois ans plus tard, en 2015, que les équipes viendront tourner la majeure partie des scènes, pendant douze jours de tournage intensifs. Le réalisateur est assisté par Matías Mesa, prestigieux chef opérateur, notamment steadicameur pour les films de Gus Van Sant Gerry, Last Days et Elephant. « Matías a eu un rôle très important, devant s’adapter à chaque instant à la marche et au parcours de Yukio qui n’avait comme consigne qu’une seule chose : faire ce qu’il fait d’habitude », explique le réalisateur. « Et c’était à nous de le suivre, d’épouser ses mouvements pour restituer le plus fidèlement possible ses gestes, son attitude, son action ».
Suivront deux autres voyages en 2016 et 2017, avec une équipe réduite, où seront tournés les travellings de début et de fin, puis l’enregistrement de la voix off. « Cette marche a permis le sauvetage de six cents personnes et des milliers de deuils épargnés aux proches des victimes. Elle est le point de départ, le coeur de son action. Je voulais la sauvegarder, qu’on puisse la garder en mémoire. Qu’elle ne soit pas effacée du monde sans qu’il y en ait une trace, aussi modeste soit-elle », indique Blaise Perrin, dont le film a été sélectionné dans de nombreux festivals depuis sa sortie en 2018.
La Ronde (2018), un documentaire de Blaise Perrin disponible en DVD, sous-titré en français ou anglais. Pour se le procurer, il suffit d’écrire à Blaise Perrin, sur son site internet.
© Blaise Perrin
© Blaise Perrin
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