Derniers tonneaux de tradition
NIHONSHU #02
L’utilisation de grosses cuves en bois est nécessaire pour la fabrication traditionnelle du nihonshu. Malheureusement, il ne reste plus qu’un seul artisan au Japon encore capable de les fabriquer.
Il n’y a pas si longtemps encore, les sakés japonais étaient brassés dans de gigantesques cuves en bois pouvant dépasser les deux mètres de diamètre. Autrefois, comme en témoignent les œuvres d’Hokusai ainsi que de nombreux autres artistes de l’ukiyo-e, l’utilisation de ces cuves était très répandue dans le pays à l’image du métier de tonnelier. Mais les temps ont changé. Après la guerre, le bois a été peu à peu remplacé par de l’acier inoxydable ou de l’émail. Désormais, il ne reste plus qu’un seul artisan capable de fabriquer des fûts en bois d’un diamètre de plus d’un mètre. Il s’agit de l’atelier Wood Work à Sakai, dans la banlieue d’Osaka.
Située à environ 20 km au sud de la principale cité du Kansai, elle était autrefois desservie par cinq grands axes routiers et la ville de Sakai constituait une véritable base logistique tant pour les hommes que pour les marchandises. Elle rassemblait de nombreux commerçants, parmi lesquels, Sen no Rikyu, l’illustre maître de thé. La ville a prospéré grâce aux échanges avec les Hollandais, les Portugais et les Espagnols. Célèbre pour l’excellence du savoir-faire de ses artisans, elle a bâti sa réputation sur la production de fusils et d’épées. Sa proximité avec la préfecture de Nara, stratégique pour l’approvisionnement en cèdres Yoshino, indispensables à la réalisation de fûts en bois, et avec les brasseries de saké, a fait de Sakai une terre de prédilection pour l’implantation des tonneliers qui étaient au nombre de 48 à l’époque de la création de l’atelier Wood Work, en 1916, alors appelé « Fujii Seiokesho ».
Pourquoi le nihonshu brassé en cuve de bois est-il si bon ? On dit souvent que les sakés ainsi brassés ont un goût agréable et moelleux, mais la science n’a jamais réussi à expliquer les raisons de ce goût. Selon Takeshi Ueshiba, brasseur à l’atelier Wood Work, si les fûts constituent un environnement idéal pour la fermentation, c’est à la fois parce que les myriades de trous présents à la surface du bois favorisent le développement des levures, et parce que la température intérieure de la cuve, moins sensible aux fluctuations extérieures, donc plus stable que dans celles en métal, permet aux levures de s’épanouir et de respirer. De plus, au fil des générations, les types et le nombre de levures présentes dans les cuves évoluent et confèrent aux sakés des personnalités bien différentes.
Le centre de gravité de la cuve se situe légèrement en dessous du milieu. Une fois le centre de gravité repéré, il est possible de faire rouler la cuve ou de la soulever à l'aide d'une seule corde, sans nécessiter l'application de beaucoup de force.
D'un diamètre de 2 mètres et d'une hauteur de 1 mètre 20, les koshiki sont des cuves utilisées pour l'étuvage du riz à saké.
Pas moins de quarante planches de cèdre Yoshino vieux de plus de 100 ans sont nécessaires pour réaliser les cuves. Ces planches sont d’abord pliées pour former l’arrondi du fût, puis assemblées à la verticale selon une forme cylindrique. Elles sont ensuite serrées et ajustées avec un cerceau en bambou tressé. Aucune colle n’est utilisée, seuls des clous en bambou, fixés en divers endroits, permettent de réaliser le cerclage. On procède ensuite à la pose du fond. Cetteopération nécessite la mobilisation de toute une équipe, car il faut soulever très haut une pièce de bois équarri de plus de 100 kg et s’assurer que chacun la lâche au même moment. La structure est simple à réaliser, mais des connaissances et des compétences pointues sont nécessaires pour évaluer la nature du bois et ajuster l’assemblage des planches afin de prévenir toute fuite de liquide. Ce savoir-faire ne peut s’acquérir du jour au lendemain. Supérieure à celle des hommes, la durée de vie des cuves en bois est généralement de 100 à 150 ans. Stockées pendant trente ans environ dans les caves, celles-ci sont réparées puis réutilisées pour le stockage de sauce soja ou de miso. C’était en tout cas le cycle de vie d’une cuve d’autrefois, mais celui-ci semble aujourd’hui menacé.
Un savoir-faire en voie de disparition
« La moyenne d’âge des artisans de Wood Work est de presque 70 ans et ils n’ont pas de successeurs. À ce rythme, il n’y aura bientôt plus personne capable de fabriquer ou de réparer des cuves en bois et le savoir-faire lié à la fabrication de grandes cuves va s’éteindre », regrette M. Ueshiba. Cependant, les tonneliers ne sont pas les seuls à être affectés par cette situation. Plus de 200 types d’outils différents sont nécessaires à la fabrication des cuves et le dernier artisan capable de les fabriquer a déjà pris sa retraite, il y a de cela plusieurs années. Ceux utilisés par les artisans de Wood Work sont des outils rachetés à des confrères qui ont cessé leur activité et ils doivent être manipulés avec soin. Le processus de coupe du bois nécessaire à l’élaboration des cuves n’est pas non plus le même que celui employé pour des constructions ordinaires. La section la plus proche de l’écorce du cèdre est blanche et plus on s’approche du centre, plus le bois devient rouge. La frontière entre la partie blanche et la partie rouge du bois est appelée kotsuki et a la particularité de ne pas laisser passer le liquide. Seules quatre planches de kotsuki peuvent ainsi être obtenues à partir d’un cèdre centenaire, ce qui en fait des pièces très rares. Autrefois, des artisans spécialisés dans la coupe du bois fournissaient des planches de qualité à grain fin et sans nœuds. Depuis la disparition de ces derniers, les tonneliers doivent s’appuyer sur leurs propres connaissances en la matière pour tailler eux-mêmes dans le bois brut. L’extinction de la tradition des cuves en bois implique la fin d’une méthode ancestrale de brassage du saké japonais et les quelques cuves entreposées dans des caves ne vont plus tarder à devenir inutilisables. Un espoir subsiste malgré tout. De jeunes brasseurs et artisans souhaitant préserver le goût authentique du saké relancent la production de cuves en bois qu’ils s’appliquent à fabriquer eux-mêmes. Les consommateurs ont également un rôle à jouer en portant un nouveau regard sur la valeur unique qu’ont ces sakés, plutôt que de se focaliser sur les nihonshu au goût uniforme auxquels ont été ajoutées des levures artificielles. En augmentant la demande, il ne fait aucun doute que de nouveaux volontaires apparaîtront pour y répondre. Des documents d’archives, notamment des analyses d’exploitation, sont d’ores et déjà rassemblés afin de s’assurer que le renouveau des techniques artisanales perdure jusqu’au siècle suivant. L’avenir de cette tradition ancestrale des sakés brassés en cuves de bois pour les cent prochaines années dépendra donc grandement des consommateurs.
Cet outil, appelé sen, permet de poncer proprement les angles du fond de la cuve.
L'unique artisan encore capable de fabriquer les outils a pris sa retraite il y a maintenant six ans, mettant ainsi fin à la production d'outils nécessaires à l'élaboration des cuves.
NIHONSHU —
#01: L’évolution du sake >
#02: Derniers tonneaux de tradition
#03: La métamorphose du sakazuki >
#04: Nihonshu et tsumami, le couple audacieux >
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