Les cosmétiques naturels peuvent-ils sauver une région autrefois florissante ?

29.01.2020

TexteRebecca Zissmann

Vue de la Toco Waka Farm, Préfecture de Saga ©Rebecca Zissmann

Nichée à flanc de colline, la Toco Waka Farm surplombe une vallée parsemée de vergers de dekopon et autres variétés de mandarines. Depuis ses allées, on aperçoit la baie de Karatsu, ville de la préfecture de Saga sur l’île méridionale de Kyushu. Ce jardin botanique artisanal, ancienne exploitation d’agrumes, sert à la culture d’herbes médicinales. On y trouve aussi bien de la mélisse que de la lavande ou encore des arbres à thé. Sans oublier des bigaradiers. C’est grâce aux fleurs de cette espèce d’oranger que l’on produit l’essence de néroli. Des pétales qu’un groupe de cosmétiques naturels comme BbyE vient récolter chaque année pour sa ligne à la fleur d’oranger NEROLILA Botanica.

Toco Waka Farm, Préfecture de Saga ©Japan Cosmetic Center

Car la Toco Waka Farm a été fondée par le Japan Cosmetic Center (JCC) comme vitrine de son travail dans la région : une mise en valeur des richesses de territoires laissés pour compte dans la préfecture de Saga, afin de favoriser l’entreprenariat des habitants de la région et ainsi créer des emplois. Le tout, grâce à un partenariat entre l’industrie cosmétique, le monde académique et les autorités locales. Ce qui est peu banal, c’est que le projet du JCC nait suite à la visite à Karatsu en 2011 d’un industriel Français : Alban Muller.

Bigaradier planté pour le groupe de cosmétiques BbyE ©Rebecca Zissmann

Idée française, adaptation japonaise

Ce dernier est un expert des cosmétiques naturels depuis de nombreuses années et cherche alors à développer son affaire en Asie. A l’époque, il y a très peu d’entreprises de cosmétiques à Karatsu alors que la situation géographique de la ville est idéale pour le commerce puisqu’elle est située à égale distance de Tokyo, Shanghai ou Séoul. Un emplacement qui faciliterait les échanges avec l’international. Karatsu a d’ailleurs une longue histoire de commerce maritime avec la Chine et la Corée qui lui a valu son nom (« kara » peut désigner le continent asiatique et « tsu » signifie port).

Panorama de la ville de Karatsu depuis la forêt Niji no Matsubara ©ascesis pour Wikipedia

Alban Muller voit tout de suite le potentiel de la région et, fort de son expérience au sein de la Cosmetic Valley française, il suggère à la ville d’en répliquer le concept. Le JCC voit donc le jour en novembre 2013 avec Alban Muller pour président. A la différence de la Cosmetic Valley qui rassemble un réseau d’entreprises françaises déjà implantées, le JCC s’adresse surtout à de nouveaux entrepreneurs et met les producteurs au centre de son projet. Il s’agit avant tout de mettre en valeur des produits locaux et des techniques de production uniques à la région, avant de les mettre à la disposition d’entreprises.

Une région pleine de ressources

Île de Takashima au large de Karatsu, Préfecture de Saga ©Rebecca Zissmann

La préfecture de Saga, au nord-ouest de l’île de Kyushu, est majoritairement rurale et abrite des plantes aux bienfaits reconnus pour la beauté et la santé. C’est ainsi le cas du Peucedanum Japonicum, une espèce de la famille du persil surnommée « herbe de longue vie » au Japon. Ses vertus sont nombreuses et elle se consomme notamment sous forme d’infusion ou de compléments alimentaires. Or, il se trouve que le Peucedanum Japonicum pousse naturellement sur la petite île de Takashima. Située au large de la ville de Karatsu, Takashima, reconnaissable à son monticule central, a pourtant acquis une toute autre réputation… celle de porter chance aux joueurs de loterie !

M. Nozaki tient un plant de Peucedanum Japonicum cueilli sur l’île de Takashima ©Rebecca Zissmann

La fortune est toutefois venue à ses habitants lorsque des membres du JCC ont réalisé que le Peucedanum Japonicum envahissait les sentiers de l’île. Une fois informés des bénéfices qu’ils pouvaient retirer de sa récolte, les îliens se sont empressés de protéger sa croissance. La plupart, comme M. Nozaki, sont d’ailleurs des agriculteurs aguerris férus de nature et de bien-être. Le miel artisanal issu de leurs ruches est pétri de qualités. Mais c’est leur attention portée aux plants d’herbe médicinale qui leur permet désormais d’arrondir leurs fins de mois en vendant la récolte de Peucedanum Japonicum aux grands groupes cosmétiques.

Assurer des revenus supplémentaires aux habitants

Jardin de camélia sur l’île de Kakarajima ©Rebecca Zissmann

Une activité parallèle que connaissent aussi les pêcheurs de Kakarajima, une île au nord-ouest de Karatsu. C’est le camélia qui a élu domicile chez eux et leur île est dotée d’un magnifique jardin où poussent des centaines de ces arbres aux fleurs rouges. La floraison a lieu chaque année en février avant que les pétales ne cèdent la place à des fruits. Une fois l’automne venu, ces fruits à coque sèchent et peuvent ensuite être récoltés, généralement en septembre. C’est alors à celui qui remplira le plus de sacs avec les grains sortis des fruits. Gros comme des billes et de couleur noisette, les grains de camélia doivent être mis à sécher en plein air pendant deux ou trois jours avant d’être pressés pour en extraire une huile précieuse. Les pêcheurs profitent généralement de l’hiver, leur période creuse, pour s’adonner à cette activité.

Fruits du camélia (gauche) et grains de camélia (droite), récoltés sur l’île de Kakarajima ©Japan Cosmetic Center

Toshiyuki Tokumura est le président du comité de récolte des camélias de Kakarajima. Il tire une grande fierté du savoir-faire des habitants de l’île, qui sont les seuls à presser l’huile de camélia à froid grâce à deux machines fabriquées spécialement pour eux. D’ordinaire, les grains de camélias sont pressés plusieurs fois afin d’en extraire le plus de liquide possible. Mais pas à Kakarajima. « Cela engendre une plus grosse perte, bien sûr, puisqu’on ne presse les grains de camélia qu’une seule fois », précise-t-il. « Mais l’huile ainsi filtrée n’en est que plus pure, extra vierge ». Cet élixir précieux s’est vite forgé une petite renommée au sein du milieu cosmétique japonais, amateur du camélia que l’on retrouve par exemple au sein de la ligne Tsubaki (camélia en japonais) de Shiseido. Sept entreprises membres du réseau du JCC l’intègrent à leurs produits pour la seule année 2019.

Un membre du comité de récolte des camélias de Kakarajima presse des grains de camélia à froid grâce à l’une des deux machines fabriquées spécifiquement pour les habitants de l’île (gauche). M. Tokumura, le président du comité, tient une bouteille contenant de l’huile de camélia de Kakarajima (droite) ©Rebecca Zissmann

Agriculture biologique et développement durable

Laboratoire et usine FACTO à Karatsu, Préfecture de Saga ©Rebecca Zissmann

Quant aux grains pressés une seule fois, ils ne sont pas simplement jetés. Une partie sert de nourriture aux sangliers de Kakarajima. L’autre est récupérée par le JCC et atterrit à la FACTO Cosmetic Factory, un laboratoire et centre de production de cosmétiques au sud de Karatsu. Cette ancienne usine de recyclage de bouteilles en plastique a été entièrement rénovée en 2018 avec des matériaux écologiques et locaux comme la peinture shikui ou la céramique de Karatsu, sur une idée de la ville, qui en est propriétaire, et du JCC. La caractéristique principale de l’usine c’est qu’elle accepte de produire en petites quantités, ce qui est plutôt rare pour des usines conventionnelles. Cela permet aux petits entrepreneurs de pouvoir lancer facilement leur projet lié aux cosmétiques naturels, sans avoir à fournir des investissements colossaux.

Un modèle coopératif en plein essor

La force du JCC est donc d’avoir créé un environnement régional intégré autour des cosmétiques naturels, aujourd’hui fort de 180 entreprises membres bien que la plupart soient de taille modeste. L’organisation accompagne les agriculteurs – 30 à l’heure actuelle – afin qu’ils puissent trouver des débouchés pour leurs matières premières. Elle aide aussi les processus de transformation et de production industrielle. Côté commercial, le JCC apporte son aide à l’entreprenariat local, permettant de stimuler l’emploi et notamment le retour et l’ancrage des jeunes actifs à Saga.

Un pop-up organisé par le JCC à Karatsu met en avant des cosmétiques naturels locaux ©Rebecca Zissmann

« Nous souhaitons créer un réseau de connaissances où des consultants expérimentés conseilleraient volontiers ceux qui veulent se lancer », confie Daizou Yashima, le directeur général du JCC. L’organisation a aussi mis en place un incubateur qui accompagne les créateurs de projets de la production à la distribution et leur permet de créer des ponts voire de se lancer à l’international. Pas encore de success story à ce niveau-là mais cela ne saurait tarder.

De Karatsu à Paris

La ligne de cosmétiques naturels NEROLILA Botanica du groupe BbyE composée d’huile de neroli récolté à la Toco Waka Farm ©BbyE

Surtout que certains de ses membres sont ambitieux, comme le groupe BbyE, dont deux lignes font honneur aux ingrédients de la préfecture de Saga. NEROLILA Botanica, de délicats soins du visage dont l’essence de néroli est issue du jardin de la Toco Waka Farm. Et rinRen, une ligne d’entretien des cheveux délicatement parfumée au camélia. Des produits singuliers aux ingrédients plutôt rares dans les cosmétiques européens. C’est pour cela que BbyE souhaite à terme y lancer sa ligne pour cheveux rinRen. Qui, avant de devenir un incontournable de nos salles de bain, peut déjà se découvrir en exclusivité au pop-up Bijo du Bon Marché, jusqu’au 2 février.

L’ingrédient principal de la ligne pour cheveux rinRen de BbyE est l’huile de camélia de Kakarajima ©BbyE