J’aime Shinjuku parce que c’est un endroit improbable

Daido Moriyama: Traîner dans Tokyo #01

22.01.2018

TexteTakeshi Taniyama PhotographiesTISCH

Cet été, Moriyama, à qui les plus grands musées et galeries du monde font de l’oeil à chaque nouveau travail, vient de sortir un album sur le thème de Tokyo : K. Retour avec lui sur un demi-siècle de mise en boîte et de déambulation dans la ville.

Le programme de Daido Moriyama est connu : « Dès que je mets un pied hors du studio, c’est une journée de voyage qui commence. »

Ses voyages commencent sur le pas de sa porte, là où il vit, à Tokyo. Dans ses quartiers, nommés Ikebukuro ou Shinjuku. Dans un de ses textes anciens, Daido Moriyama expliquait ainsi ce qu’il entendait par « photographier Tokyo » : Pour prendre des photos de New York, laisse faire un New-yorkais. Pour des photos de Paris, laisse l’affaire à un Parisien. Voilà mon principe. Mais pour le Japon et Tokyo, on s’en occupe. Voilà ma motivation. (Hiru no gakkô yoru no gakkô+, « École de jour école de nuit+ », Ed. Heibonsha)

En 1961, Daido Moriyama quitte Osaka pour s’installer à la capitale et commence à photographier la ville. Un demi-siècle et nombre de chefs d’oeuvre plus tard, il est toujours là, photographe à Tokyo. Ou plutôt photographe de Tokyo.

« En principe, si je n’ai pas de réunion de travail ou d’autres rendez-vous, je passe au moins une demi-journée à traîner quelque part. Même quand je ne peux pas ralentir le temps comme je veux, le matin je me balade autour d’Ikebukuro. Vous voyez le quartier des bars du côté d’Ikebukuro Ouest ? Si vous allez y faire un tour le matin, vous avez des chances de me trouver », fait-il en riant.

« Le matin, c’est ça, je prends des photos en me baladant dans le quartier pendant une heure ou deux. L’après-midi, si je n’ai rien, je me déplace et je prends encore des photos. Voilà, vous avez à peu près le rythme d’une journée normale. »

« Je me déplace », ça veut dire qu’il change de quartier et va à Shinjuku, ou à Nakano, Asagaya…

« Même si Shinjuku est symbolique de ce point de vue, partout, ce qui marque, c’est cette foule. Des tas de gens qui se mélangent. Et moi, c’est ça que j’aime. C’est improbable, comme endroit, Shinjuku, pas vrai ? J’aime les endroits improbables.

Les artères, les recoins, et cette foultitude de ruelles qui tissent la ville. Les clichés de Moriyama ne sont pas des photos de quartier, ce sont des photos de ville. Il s’ouvre un passage dans les lieux les plus fréquentés et il rôde, son appareil en main. Quelle est cette chose qu’il traque ? Que voit-il de cette ville ?

« C’est difficile à dire avec des mots clairs, disons que c’est quelque chose d’érotique. Une chose qui a pour moi un attrait érotique, au moins. Pas la nudité, mais quelque chose que mes capteurs sentent comme sexuel. Là, je déclenche. Ça peut être un objet, aussi bien. Par exemple, je trouve qu’une moto est un objet terriblement sexuel, des objets dans une vitrine aussi. Quand je regarde la ville en accordant mon regard à ma nature propre, la ville devient sexuelle. »

Et il ajoute : « Et puis autre chose, aussi. Chacun a sa façon de voir et de sentir, moi, je prends les photos de choses qui ont une silhouette. Un employé de bureau, un jeune étudiant, ça n’a pas beaucoup de silhouette. Ils en ont une, en réalité, sans doute, mais leur silhouette n’attire pas mon oeil. Ce que je prends, moi, ce sont les choses, les gens, dont je perçois la silhouette. »

Dans la bouche de Moriyama, le mot « silhouette » prend un sens assez particulier. Quand on ouvre Pretty Women, un de ses albums récents, ou son dernier album sur Tokyo : K, on voit assez bien ce qu’il entend par là : sur le fond chaotique de la ville, quelque chose se détache.

« Qu’est-ce que c’est que cette “silhouette” ? Eh bien, pour dire les choses très, très simplement, je sens la silhouette des femmes. De toute femme. Jeune ou pas. La silhouette, c’est une sorte de présence, si vous voulez. Par exemple, en me baladant tous les matins à Ikebukuro, je rencontre ceux qui vivent dehors, du côté du parc de la sortie Ouest. Ils ont tous une silhouette, les hommes comme les femmes. Alors que celle des employés qui marchent autour, je ne la sens pas beaucoup. Peut-être parce que je regarde mal, c’est possible. C’est pour ça que j’ai du mal à répondre à cette question. »

Dans son album Shinjuku eki (« Gare de Shinjuku »), paru en 1965, on voit un homme qui rampe sur le sol en lançant un regard dur vers l’objectif. Dans un autre, de 2002, intitulé Shinjuku, il y a la photo d’un chat dans l’espace entre deux immeubles, bien trop étroit pour qu’un humain puisse passer. Que voit Daido Moriyama dans le Tokyo de 2017 ?

« Cela fait 52 ou 53 ans que je suis photographe indépendant. Ça fait donc un demi-siècle que je traîne, pour l’essentiel à Tokyo. Alors, bien sûr, avec le temps, le paysage change. Et les gens aussi, c’est sûr. Les magasins, la mode aussi. Tout ça a changé, naturellement, mais parfois je me dis que cela n’a peut-être pas vraiment changé. Je n’ai pas vraiment conscience de ce qui a changé ou pas.

Que l’époque change, que les gens ne soient plus les mêmes, que le paysage ait changé, de toute façon un photographe de la rue comme moi ne peut rien faire d’autre que de continuer à prendre ses photos. Je veux dire, il photographie toujours « le présent ». L’époque change peut-être, mais dès que tu mets le pied dehors, c’est tellement plein de choses qui grouillent, tu es pris par l’excitation, dans la rue. »

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