Roland Barthes et le Japon
“Le Japon est un des rares pays que j’ai encore envie de connaître”, confie Roland Barthes, philosophe et sémiologue phare d’après-guerre. Nous sommes en 1966 et Roland Barthes, 50 ans, s’apprête à s’envoler pour la première fois vers le Japon afin d’y diriger un séminaire sur “l’analyse structurale du récit”, à l’invitation de son ami Maurice Pinguet, directeur de l’institut franco-japonais.
Une découverte tardive de l’archipel qui prend rapidement des airs de coup de foudre. En deux ans, entre 1966 et 1968, Roland Barthes foule le sol nippon à trois reprises, toujours à l’invitation de Maurice Pinguet. L’intellectuel de gauche y découvre un Japon qui a entamé son miracle économique mais surtout de nouveaux terrains d’études. À son retour, il publie L’empire des signes, un ouvrage pointu, construit en de multiples chapitres chacun dédié à un détail qui a marqué l’oeil et les sens de l’auteur. Avec toutefois une précision de Roland Barthes lui-même, “l’auteur n’a jamais, en aucun sens, photographié le Japon. Ce serait plutôt le contraire : le Japon l’a étoilé d’éclairs multiples; ou mieux encore : le Japon l’a mis en situation d’écriture.”
Une collection de fragments nippons
L’empire des signes est un recueil d’éclairs multiples, de fragments consignés et désormais enfermés dans un livre. Au fil des pages le lecteur voyage aux côtés de Roland Barthes dans ce Japon de la fin des années 60, pointant ici les détails que l’on peut encore observer en ce début de XXIe siècle, et là ceux qui appartiennent désormais au passé. La cuisine, les baguettes, la ville, les visages, le graphisme, Roland Barthes collectionne les traits et oppose signifié et signifiant au fil de ses pérégrinations. “Éveillé à tout événement, à tout étonnement, il discernait les subtilités sous les conventions, le saugrenu dans le banal, l’implicite dans les silences, la dérive sous les normes”, confiait Maurice Pinguet dans une tribune au Monde quelques mois après le décès du philosophe.
Dans cette ode à la culture nippone, Roland Barthes s’intéresse par exemple aux Pachinko, ces machines de jeu encore mécaniques, qui aimantent les Japonais pendant des heures, argent à la clé. “Le pachinko est un jeu collectif et solidaire. Les machines sont rangées en longues files ; chacun debout devant son tableau joue pour soi, sans regarder son voisin, que pourtant il coudoie.” Une photographie instantanée qui n’est pas sans faire écho à Tokyo Ga, documentaire de Wim Wenders sorti en 1985 où le cinéaste marche dans les traces de Yasujiro Ozu, et qui, pour ce faire, compile lui aussi des fragments tokyoïtes, des salles de Pachinko en passant par les ateliers de création de sampuru.
Roland Barthes creuse également la question culinaire japonaise. Après avoir décortiqué le steak frites dans son ouvrage Mythologies publié en 1957, l’auteur expérimente la gastronomie japonaise. Il voit ainsi dans la nourriture nippone une alternative à la gastronomie française aux repas rituels, “Sur le plateau la nourriture n’est jamais qu’une collection de fragments, dont aucun n’apparaît privilégié par un ordre d’ingestion : manger n’est pas respecter un menu, mais prélever d’une touche légère de la baguette, tantôt une couleur, tantôt une autre, au gré d’une sorte d’inspiration.”
Comment regarder le Japon ?
Mais cette collection “d’éclairs multiples” met également en exergue l’anti-occidentalisme de l’auteur, luttant pour faire dévier le regard toujours occidentalisé des étrangers une fois qu’ils pénètrent en terre orientale. “Il faudrait faire un jour l’histoire de notre propre obscurité, manifester la compacité de notre narcissisme, recenser le long des siècles les quelques appels de différence que nous avons pu parfois entendre, les récupérations idéologiques qui ont immanquablement suivi et qui consistent à toujours acclimater notre inconnaissance de l’Asie grâce à des langages connus.”
Un parti prix pouvant révéler peut-être un brin d’orientalisme, certains voyant dans L’empire des signes une collection d’imageries, ce qui peut expliquer l’accueil en demi-teinte réservé à l’ouvrage au Japon. “Je ne regarde pas amoureusement vers une essence orientale, l’Orient m’est indifférent, il me fournit seulement une réserve de traits dont la mise en batterie, le jeu inventé, me permettent de “flatter” l’idée d’un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre”, se défendait alors l’auteur.
L’empire des signes n’est donc pas exclusivement un livre sur le Japon, encore moins un guide de voyage mais plutôt, comme le soulignait Maurice Pinguet, un “livre d’images et de désir, mais aussi livre de pensées, livre d’une pensée dans la ligne de toute la recherche de Barthes : que veut dire parler ? Que veut dire signifier ?”
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