De l’ombre à la lumière

Le whisky à l’heure nipponne #01

10.12.2018

Texte Stefan van Eycken PhotographiesTisch

Décrié et moqué pendant la majeure partie du XXe siècle, le whisky japonais a conquis les palais des amoureux de spiritueux tout autour du globe et ce en l’espace d’une décennie. Mais d’où vient cette folie qui l’accompagne, et surtout quelles surprises nous réserve encore le whisky nippon ?

D’une certaine manière, pour les hommes, fabriquer du whisky est le dernier terrain de jeu. Les mises sont de taille, surtout qu’avant de voir arriver les résultats, il faudra patienter dix ans sinon plus. Le tout en préparant déjà la suite. Vous pourrez faire tout parfaitement et échouer sur le fil. Ou au contraire, faire tout comme il faut et franchir la ligne d’arrivée en vainqueur… alors que vous êtes déjà passé à autre chose. C’est la même chose pour tous les jeux : une chose est sûre, on ne peut pas gagner à chaque fois.

C’est un fait, le whisky japonais est à la fête depuis une dizaine d’années. Des cinq principales régions productrices de whisky, il est celle avec la moins longue histoire – moins d’un siècle – ce qui ne l’empêche pas de remporter tous les suffrages. Au point que l’offre peine à suivre, à peine sorties de leurs chais, les bouteilles ont déjà trouvé preneur. Aux enchères, les prix atteignent des sommets, alors que la plupart des bouteilles n’ont pas encore vingt ans au compteur. Un observateur lambda aurait beau jeu de s’étonner : mais que se passe-t-il donc avec le whisky japonais ? Et pourquoi maintenant ?

On aurait tendance à l’oublier, le concept même de « whisky japonais » est récent. Jusqu’à la fin du siècle dernier, pour les consommateurs japonais, l’intérêt du whisky local résidait bien plus dans son prix que dans sa qualité. Quant aux étrangers, il le considérait avec dédain, un peu à la manière dont on traiterait un vin du Danemark dans une épicerie fine. Il serait tentant de penser que ce n’était qu’ignorance. En réalité, il n’en est rien, et le whisky japonais n’a pas toujours connu la qualité qu’on lui prête aujourd’hui.

La première incursion du whisky dans l’archipel, on la doit au Commodore Perry, en 1853, lorsque celui-ci débarqua dans la Baie de Tokyo pour mettre fin à deux siècle d’isolement du pays – et établir enfin des relations commerciales avec le Japon. Parmi les présents qu’il apporta dans ses bagages, du whisky. Et lorsque, dans les décades suivantes, les alcools occidentaux pénètrèrent le marché japonais, les fabricants locaux cherchèrent à les copier. Mais plutôt que de reprendre les procédés de fabrication d’origine, ils le firent avec leurs propres techniques et ingrédients. Un peu en somme comme si on essayait de reproduire une toile de Cézanne à l’aide de crayons à papier, de boue et d’épluchures de pommes. Inutile de dire que le résultat obtenu fut le plus souvent décevant ou tout simplement imbuvable.

C’est à deux hommes que l’on doit d’avoir remis les choses dans l’ordre : Shinjiro Torii, qui n’eut de cesse de fabriquer un whisky adapté au palais nippon, et Masataka Taketsuru, qui lui avait passé deux ans en Écosse à apprendre les techniques de fabrication. Le flair d’un côté, le savoir-faire de l’autre : ils étaient prêts pour fonder la première distillerie de whisky digne de ce nom. Nous sommes en 1923 et elle a pour nom Yamazaki. Dix ans plus tard, Taketsuru quitta l’entreprise pour aller fonder sa propre distillerie plus au Nord, sur l’île de Hokkaido. Aujourd’hui encore, ces deux compagnies constituent les piliers du whisky japonais. Leurs noms ? Suntory et Nikka. 

Durant les décennies qui suivent, des producteurs de taille plus artisanale se sont aussi tournés vers le whisky, un jeu d’enfants pour nombre d’entre eux déjà spécialisés dans la fabrication du saké et du shochu. Les années 1960 et 1970 sont une sorte d’âge d’or, l’économie s’envole et le whisky devient la boisson par excellence des « salarymen ». Un whisky quasi uniquement japonais, puisque le protectionnisme économique de l’époque laissait les importations à la marge.

Les versions actuellement disponibles des quatre pionniers japonais du whisky single malt.

Du fait des réglementations de l’époque, la majeure partie du whisky consommé au Japon dans ces années 1960 et 1970 présentait des taux d’alccol compris entre 37% et 39%. Dans chaque bouteille on ne trouvait en vérité que 7 à 13% de whisky de malt, le reste étant de l’alcool neutre. De plus, il n’y avait pas – et il n’y a toujours pas – d’âge minimum requis, ce qui signifie qu’un produit pouvait théoriquement être vendu le lendemain de sa mise en fût. Pour les fabricants japonais, c’était avant tout une question de pragmatisme : les consommateurs étaient satisfaits et les affaires florissantes, que demander d’autre ? De toute façon, l’alcool japonais n’étant quasiment pas exporté, les commentaires à l’étranger n’avaient pas la moindre importance.

Arrivent ensuite les années 1970, celles de la recherche de la qualité. Produire mieux plutôt que plus. Des distilleries de grain apparurent, ce qui rendit possible la fabrication de blend à base de whisky de grain, comme en Écosse. Afin d’accompagner la demande croissante des consommateurs pour un meilleur whisky, de nouvelles distilleries ouvrirent. Ce à quoi Suntory et Nikka répondirent en 1984 avec le lancement de leurs single malt, les Yamazaki et Yoichi. La qualité du whisky obtenu et le timing semblait idéal. La consommation de whisky au Japon avait atteint son plus haut niveau l’année précédente. Le souci étant que l’on ne sût que bien plus tard que c’était le sommet, et que la descente avait commencé. Pour le Japon, le déclin allait durer 25 ans.

Lancé en 1985, le whisky Nikka From The Barrel a été le premier blended whisky mis en bouteilles sans réduction, au degré naturel. Ne pas s’y tromper : en dépit de son apparence banale, son rapport qualité/prix reste sans équivalent.

Rien n’illustre mieux cette chute du whisky japonais puis sa renaissance que l’histoire de Ichiro Akuto. Une fois sorti de l’université, Ichiro – comme aime à l’appeler les amateurs de whisky, au Japon et ailleurs – entra chez Suntory. Il était censé s’occuper de la production, à la distillerie de Yamazaki, mais se trouva à rejoindre l’équipe ventes et marketing. En 1996, son père – héritier de la 20e génération de cette famille spécialisée dans les spiritueux – l’appela pour lui demander de l’aider à reprendre l’entreprise familiale. Une affaire de famille que le grand-père d’Ichiro avait éttofé en ouvrant en 1941 une fabrique d’eaux-de-vie située dans le village de Hanyu. Accompagnant la demande croissante, une distillerie de whisky fut inaugurée au début des années 1980.

La production des distilleries japonaises a régressé, année après année, au point d’atteindre zéro dans nombre d’entre elles. À la distillerie Hanyu par exemple, le printemps 2000 fut le dernier. Quatre ans plus tard, c’est la distillerie du grand-père de Ichiro qui a été vendu à un investiseur plus intéressé par la production de shochu et de saké que par les whiskies. Le nouveau propriétaire chercha à se débarasser des 400 futs de l’entrepôt, ce qui provoqua la colère d’Ichiro – certains whiskies, en fût depuis près de 20 ans, étaient comme des enfants arrivant à l’âge adulte. Ichiro s’est alors démené pour trouver une solution et racheter ces fûts avant de commencer un tour des bars du Japon, vendant bouteille après bouteille.

En 2007, alors que la consommation de whisky était à son plus bas au Japon, Ichiro décida de fonder une nouvelle distillerie. Une décision pour le moins téméraire, à l’évidence. Mais pas pour Ichiro : « en allant visiter quantité de bars, j’ai vu les prémices d’un intérêt grandissant pour le whisky, mais pas n’importe lequel, un whisky single malt de qualité, preparé avec la plus grande expertise. » C’est cette niche, ce marché encore en devenir qu’il décida de faire sien en construisant sa propre distillerie, dans sa ville natale du Chichibu, au nord de Tokyo. La production pouvait commencer, les prix les plus prestigieux n’allaient pas tarder à suivre.

La popularité d’Ichiro est telle aujourd’hui qu’il est quasi impossible de mettre la main sur une de ses bouteilles. La plupart de ses productions se vendent à la vitesse de l’éclair, et même les bouteilles les plus standards, reconnaissables à leur étiquette en forme de feuille d’arbre, sont difficiles à trouver. Mais ce qu’Ichiro n’avait pas prévu, c’est que la demande n’allait pas se limiter à cette niche qu’il avait identifiée, mais qu’elle allait devenir massive. Sous l’influence notamment du boom du high-ball, une boisson à base de whisky remise au goût du jour par Suntory, la consommation du distillat s’est remise à progresser pour la première fois en 25 ans, et cette tendance ne s’est pas démentie depuis, prenant de surprise des fabricants – dont Suntory et Nikka – qui eurent toutes les difficultés du monde à suivre.

Deux des trois whiskies blended malt « Leaf Label » produits par Ichiro. L’un est élevé en fût de chêne français, l’autre en fût de chêne japonais.

Cette forte augmentation de la demande, qu’elle soit domestique ou vienne de l’étranger, combinée au manque de stocks disponibles a créé une forte attente. On a alors vu fleurir au Japon quantité de nouvelles distilleries, ouvertes par de petits producteurs qu’avait inspirés l’exemple de Ichiro. On en compta d’abord 7, elles sont aujourd’hui 18, sans compter 4 autres en projet. La plupart de ces distilleries nouvelles ne sont en fait que les extensions de fabriques d’alcools existantes, certaines ayant même déjà un passé dans le whisky. Une chose les rapproche toutes : leur désir commun de repartir de zéro, la même exigence de qualité.

Fait inhabituel pour un univers peu familier avec l’idée même de coopération : Ichiro a accueilli avec joie ces nouveaux confrères, allant jusqu’à leur enseigner les ficelles du métier.

« Il est très important que les standards du whisky japonais demeurent élevés. » Avant d’ajouter avec sa modestie habituelle : « Ces nouveaux producteurs ont suscité encore davantage d’intérêt pour le whisky japonais, et cela c’est bon pour notre distillerie aussi. » Il n’est pas rare que, sur le ton de la blague, on qualifie ces artisans du whisky de « génération Ichiro », mais lui ne voit pas les choses dans ces termes. « C’est vrai qu’ils viennent voir la distillerie, pour certains viennent même travailler ici quelques jours. Mais il leur revient de faire leur propre whisky, un whisky qui leur correspond. »

Aujourd’hui, au moment où le whisky japonais rencontre un intérêt sans équivalent, où l’optimisme et la recherche de la qualité règnent parmi les producteurs, un orage noir s’annonce. Le Japon est le pays au monde où les règles de production du whisky sont les plus laxistes. Avec l’avantage que le pays est une terre propice à l’innovation et à l’expérimentation. Mais ce manque de réglementation autorise des producteurs peu scrupuleux à vendre sous l’étiquette whisky japonais des whiskies qui n’en sont pas vraiment. Un grand nombre de producteurs importent du whisky en masse et incorporent celui-ci dans leurs propres produits. Historiquement, les fabricants japonais n’ont jamais eu pour habitude d’échanger leurs stocks, ce qui les oblige à se fournir à l’étranger. Les producteurs de petite taille ne fabriquent que du whisky de malt, et ils ont besoin de se fournir en whisky de grain ailleurs, autrement dit hors du Japon, s’ils veulent produire un whisky d’assemblage, un blend.

Les premières mises en bouteilles d’une des nouvelles étoiles du whisky japonais.

Ichiro a lui aussi en stock dans ses entrepôts des whiskies en provenance des Etats-Unis, d’Irlande et du Canada. Il les utilise pour des produits comme ses « Malt & Grain », lesquels sont clairement présentés comme des « worldwide blended whisky ». Profitant des failles de la règlementation, des producteurs moins scrupuleux n’hésitent pas à vendre sous l’étiquette « whisky japonais », des distillats plus ou moins largement importés. Du point de vue légal, il n’y a rien à y redire, mais d’un point de vue éthique, c’est autre chose et on pourrait sans forcer parler de blanchiment.

Aujourd’hui, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour demander un renforcement des règles en usage avec en point de mire les JO de 2020. Si cette réglementation plus rigoureuse est mise en place, alors à n’en pas douter, les circonstances seront réunies pour que commence un nouvel âge d’or du whisky japonais, ouvrant de nouvelles perspectives aux distilleries artisanales comme aux plus grosses. Faites vos jeux !

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