Un whisky aux airs de saké

Le whisky à l’heure nipponne #03

12.12.2018

TextePen Editorial PhotographiesKitchen Minoru

Sasanokawa shuzô, une enseigne de saké riche de 250 ans d’histoire, est en train de se faire une place dorée dans le monde très fermé des alcools distillés grâce à son whisky d’exception. Mais à quoi s’attendre quand un brasseur de saké se met au whisky ?

Dans le passé, des alambics fonctionnaient en continu dans ce bâtiment vert lettré « Sasanokawa ».

Le lac Inawashiro, au pied du mont Bandai, dans la préfecture de Fukushima, est célèbre pour les reflets que la lumière du soleil produit sur ses eaux tranquilles. Ce sont eux qui lui valent  son surnom de lac Tenkyô, « miroir du Ciel ».

En 1765 à Kôriyama, à l’est du lac Inawashiro, un brasseur de saké se lança sous la marque Sasanokawa shuzô. L’atelier est toujours l’un des tout meilleurs brasseurs de la région, comme l’atteste son label Grand Or attesté par Monde Selection pour son daiginjo « Sasanokawa ».

En 2015, alors que la marque fêtait ses 250 ans, à la surprise générale, le brasseur s’est mis à investir dans une structure de distillerie de whisky logée dans l’enceinte même de la brasserie. Au premier abord, la vue d’alambics se dressant dans les bâtiments aux murs blancs, plafonds hauts et planchers de bois patinés par des lustres d’utilisation comme chaix à saké peut surprendre. Mais, quand on se renseigne, on comprend vite que c’est justement là que réside le secret de cette nouvelle distillerie.

L’Asaka jôryûsho, autrement dit la « distillerie d’Asaka », a ouvert sous ce nom à la fin de 2016. Mais l’intérêt du brasseur pour le whisky est lui bien plus ancien.

La brasserie Sasanokawa avait acquis une licence de fabrication de whisky dès 1946, dans l’immédiat après-guerre. Et le « Cherry Whisky » qui a été développé ensuite a connu son heure de gloire au niveau local, puis au niveau national dans les années 1980.

Il ne faut pas oublier non plus l’étroite relation qui liait le brasseur de Fukushima avec Ichiro Akuto, le légendaire pionnier de la production de whisky japonais avec ses distilleries de Chichibu. Quand celui-ci s’est  trouvé en difficulté après la fermeture de la distillerie Hanyu, c’est Sasanokawa qui a repris ses singles et ses fûts. Tetsuzô Yamaguchi, le patron de Sasanokawa, se souvient : « Akuto mettait une telle passion dans l’élaboration de ses whiskies… Si je n’avais pas eu le bonheur de le voir à l’œuvre, la distillerie Asaka n’aurait jamais vu le jour ».

La conduite des opérations de distillation est laissée aux jeunes.

8 heures du matin. À la sonnerie qui annonce le début de la journée, les  employés de la distillerie arrivent l’un après l’autre.

La première surprise vient de leur jeunesse. Daisuke Taura, qui dirige l’équipe, n’a que 35 ans et un parcours peu orthodoxe : c’est l’expérience des Islay malts qu’il dégustait dans un bar de Kôriyama qui l’a poussé à devenir barman. Il est aujourd’hui responsable de la distillation.  Sous ses ordres, on trouve une équipe composée de jeunes qui ont en commun leur âge – une vingtaine d’années – et leur envie débordante de bien faire.

Mise en fût d’un single après la distillation.

Le processus démarre avec l’orge maltée, broyée par lots de 400 kg avant d’être envoyée dans le mash tun où elle est mouillée et mélangée à 2400 litres d’eau chaude. Le wort ainsi produit fermente 72 heures dans des cuves ou washbacks en acier, avant d`être distillé. Taura surveille personnellement la distillation.

Une fois les processus d’élaboration maîtrisés, reste à savoir quels sont les idéaux d’appréciation et de dégustation recherchés. Et là, on découvre une chose : l’ambition gustative sur laquelle Tetsuzo Yamaguchi a conçu la distillerie Asaka se base sur « les critères d’originalité et d’excellence des goûts et des parfums que l’élaboration du saké a porté à leur niveau de perfection ».

« Amakuchi (“la douceur en bouche”), karakuchi (“l’âpreté en bouche”), les uwadachika (“les parfums montants”), les fukumika (“les parfums intérieurs”)… sont des termes par lesquels s’apprécie et se “parle” le nectar dans la culture du saké. Le monde du whisky, pour sa part repose en général sur des catégories du genre “vanillé” ou “épicé”. Les Japonais se sentent souvent à l’étroit dans cette terminologie qui manque franchement de nuances. Alors, nous avons pris le parti radical d’une description de l’émotion du whisky dans les termes qui se sont forgés dans la tradition du saké », explique Taura.

Un esprit nouveau, qui secrète le potentiel de prendre le monde par surprise.

Cet esprit sans concession on le retrouve jusqu’aux ateliers : si les fabricants de whisky se contentent en principe d’importer leurs levures, ici, on met un point d’honneur à les élever soi-même, comme tout brasseur de saké qui se respecte. Quatre types différents ont été testés, qui ont chacun donné un résultat différent. La levure pour saké daiginjo, en particulier, a réagi de façon très impressionnante, parfumant délicieusement la cuve à fermentation, aussi appelée washback.

Ce n’est pas tout. Des essais de maturation en fûts à saké sont également menés. « Nous travaillons pour que la délicatesse des nuances et la profondeur du type, ces éléments que maîtrisent au premier chef les brasseurs de saké, se retrouvent dans le whisky. » Suspense…

Le journal de distillation et autres cahiers contenant les notes prises au jour le jour par les employés s’empilent sur la table de travail. C’est comme cela qu’un savoir-faire s’élabore.

Les cinq sens doivent rester en alerte si l’on veut obtenir une distillation parfaite. Un écart minime, et c’est la qualité du produit fini qui en pâtit.

Quand un whisky radicalise à ce point la recherche du goût unique, il y a un élément à ne pas négliger pour accompagner sa maturation : le climat, en l’occurrence celui de la plaine de Kôriyama. Un vent très particulier y souffle, qui vaut à la distillerie son surnom de « la distillerie au vent ». Un vent violent, froid et sec, produit par les courants aériens venus du continent, qui ne pouvant franchir le mont Bandai s’enroulent par-dessous en venant lécher les coteaux et les flancs de la montagne. Le Bandai oroshi, comme on l’appelle, ou « le dévaleur du mont Bandai », est un vent d’hiver. Le contraste avec la chaleur qui règne en été est saisissant, et idéal pour la maturation du whisky.

La distillerie fonctionne à plein régime depuis maintenant deux ans. Bien sûr, la production est encore modeste. Mais une chose est sûre : une jeune équipe de passionnés qui se lancent ainsi dans le whisky en s’appuyant sur des traditions et usages patinés par 250 ans d’histoire, il n’y a qu’au Japon que vous pouvez voir ça.

Le « cherry whisky » de la marque a connu son heure de gloire dans les années 1980, quand les whiskies artisanaux avaient le vent en poupe. Les singles qui ont vieilli en fût à la distillerie Asaka depuis cette époque sont maintenant assemblés sous la marque Yamazakura, tout comme le Newborn, distillé sur place.

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