Chiharu Shiota, fils rouges de l’âme
Uncertain Journey, 2016 et 2019. Aperçu de l’exposition individuelle du Musée d’art Mori, Chiharu Shiota Exhibition. Le motif « bateau » qui a été choisi à la Biennale de Venise en 2015 est également en forme de paume qui ramasse quelque chose. Un fil semble entrer et sortir ici ou là.
Un piano brûlé dans un espace couvert d’innombrables fils. Un bateau flottant dans une mer de fils rouges qui semble jaillir. Le spectateur est attiré dans le monde des œuvres d’art comme s’il était enchevêtré dans l’immense mer de fils. L’œuvre de Chiharu Shiota projette une vision du monde bouleversante qui est proprement inoubliable. L’année dernière, plus de 660 000 personnes ont visité la rétrospective Chiharu Shiota: The Soul Trembles au musée d’art Mori, soit la deuxième plus grande fréquentation d’une exposition dans l’histoire du musée. De nombreux visiteurs se sont rendus à l’exposition plus d’une fois. Il y a donc quelque chose de très captivant dans son œuvre qui attire constamment ses admirateurs — mais de quoi s’agit-il ?
« Jusqu’à présent, c’est la première exposition qui a réussi à suivre le concept de la mort de si près », a déclaré Shiota. Il s’agissait de la plus grande exposition individuelle de son œuvre jamais réalisée, la rétrospective retraçant ses activités artistiques sur 25 années. Le lendemain de l’événement, Shiota apprenait la nouvelle de la récidive de son cancer. L’exposition, qui a été préparée et réalisée alors qu’elle luttait contre sa maladie et faisait face à un avenir incertain, fut un tournant crucial pour elle.
In Silence, 2002 et 2019. Lors d’une exposition individuelle l’an dernier, des œuvres issues du séjour de Shiota à l’Akademie Schloss Solitude en Allemagne ont été reproduites à l’occasion de Chiharu Shiota: The Soul Trembles (l’exposition est terminée). Du piano brûlé se dégageait une présence exceptionnelle.
« Tout était si systématique à l’hôpital, et mes sentiments et mon cœur semblaient avoir été mis de côté », a-t-elle révélé. « J’ai eu le sentiment que je ne pouvais pas m’entretenir sans continuer à réaliser des œuvres », a-t-elle ajouté. « J’ai ainsi réalisé une œuvre d’art en utilisant mon sac de médicaments contre le cancer, ou encore j’orientais la caméra sur moi pendant que je perdais mes cheveux. »
Ainsi, les œuvres de Shiota des années 1990 à 2000 semblent porter un parfum de mort.
« Parce que j’essayais simplement de vivre, je faisais de mon mieux. Où irais-je si je venais à mourir… ? C’est de là que j’ai tiré le mot “âme” pour le titre de l’exposition ».
Lits rouillés, robes, vieilles clés, fenêtres, pianos silencieux… « l’existence dans l’absence », qui met en évidence la mémoire des choses, a toujours été son thème de prédilection. Shiota explore la respiration que l’on peut observer en cette absence, comme si elle se concentrait sur le filage d’un fil.
Née dans la préfecture d’Osaka, Shiota s’est installée en Allemagne en 1996. En 2008, elle a reçu le Prix d’encouragement à l’art du ministre japonais de l’éducation, de la culture, des sports, des sciences et de la technologie. En 2015, elle a été sélectionnée comme artiste représentante du Pavillon du Japon à la 56e Biennale internationale d’art de Venise. Shiota a organisé des expositions dans le monde entier et a collaboré à divers projets d’arts de la scène. Elle vit aujourd’hui à Berlin. ©Gianni Plescia
« Il y a un moment où les fines lignes se rassemblent et s’étendent. Et soudain, on n’arrive plus à tracer les lignes des yeux. Lorsque chaque fil n’est plus visible, il semble que la vérité qui s’y trouve devient enfin visible. » Le fil ne crée pas de frontière entre le spectateur et l’œuvre. C’est pourquoi, lorsque vous essayez de voir le travail de Shiota, vous aurez souvent tendance à oublier où vous vous trouvez. Vous aurez l’impression de voir quelque chose, mais vous ne parviendrez pas à en saisir la forme. C’est peut-être la raison pour laquelle les gens veulent aller voir son œuvre encore et encore. Le travail de Shiota utilisant des fils atteint son apogée lors de la Biennale de Venise de 2015 avec The Key in the Hand. L’œuvre, née de la douloureuse expérience de la perte de son père et de son fils, utilise des motifs « d’entrée dans un nouveau monde », tels que des clés et des bateaux, évoquant ainsi la lumière. Cependant, une fois l’œuvre achevée, le fil qui avait été tendu est coupé, laissant l’œuvre tourner à vide. Pourtant, après avoir lutté contre la maladie, Shiota avait atteint un point tel qu’elle ne pouvait plus vivre sans produire quelque chose en permanence.
La nouvelle œuvre exposée au musée d’art Mori, qui a été réalisée pendant cette période critique de sa vie, met en lumière des parties du corps sculptées dans du bronze.
« Certaines parties du corps, coupées lors d’une opération, sont susceptibles d’y être raccrochées ».
Aperçu de l’installation Chiharu Shiota Exhibition. Les bras et jambes en bronze au premier plan appartiennent à la pièce Out of My Body, achevée en 2019. « Lorsqu’on saisit un moule, on peut objectivement voir les formes qui sont en soi », affirme Shiota. Au dos, on peut voir Connecting Small Memories, créée à partir de meubles de maisons de poupées miniatures et achevée en 2019.
Elle travaille actuellement sur un nouveau projet utilisant le verre dans son atelier à Berlin. Une oeuvre de verre qui a une forme douce semble également être dure et cassante ; elle dégage un certain charme par sa texture particulière. Dans un autre ouvrage, des pièces ressemblant aux bourgeons d’une plante à forte croissance sont juxtaposées, ce qui crée l’angoisse de leur rupture. Il se dégage d’elles une présence et une vitalité irrésistibles.
Son atelier actuel occupe un coin d’une ancienne imprimerie. D’une superficie d’environ 450 mètres carrés, son espace de travail comprend des collections de bagages anciens ou des installations inachevées. « Je collectionnerai des choses jusqu’à ce que le trou dans mon cœur soit rempli », dit Shiota. ©Gianni Plescia
À droite : pièces en verre dans l’atelier. Elles ressemblent à des cellules ou à des bourgeons de plantes. Même Shiota elle-même ignore de quoi elles auront l’air. À gauche : Vortex, le motif qui l’intéresse ces derniers temps. Elle plante une épingle sur la ficelle tournoyante et met de la peinture rouge dessus. « J’ai plus l’impression de tricoter que de réaliser une œuvre d’art », confie-t-elle. « Je trouve cette activité apaisante. » ©Gianni Plescia
'The Key in the Hand' 2015, Japan Pavilion at 56th Venice Biennale, Venice, Italy / Photo: Sunhi Mang / Courtesy of the artist / ©VG BILD-KUNST, Bonn & JASPAR, Tokyo, 2019 / G2035
'Beyond Memory' 2019, Gropius Bau, Berlin, Germany / Photo: Sunhi Mang / Courtesy of the artist and Blain|Southern / ©VG BILD-KUNST, Bonn & JASPAR, Tokyo, 2019 / G2035
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