Yoshiharu Tsuge, père du manga existentialiste
Âpres et surréalistes, ses mangas “littéraires” doivent être abordés dans le contexte du Japon d'après-guerre.
“Les fleurs rouges” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2019
Les personnages créés par Yoshiharu Tsuge s’épanouissent au fil de leurs fugaces aventures, et les paysages ruraux semblent également prendre vie.
Compilation de récits de ses premiers travaux, Le marais et Les fleurs rouges dépeignent l’atmosphère du Japon d’après-guerre avec un niveau de détails qui s’apparente à un travail documentaire. Les dialectes ruraux et les auberges lugubres aux toits de chaume servent de décor à des scènes souvent humoristiques ; mais chaque vignette, aussi piquante qu’un haïku, s’intègre dans une enquête mystérieuse et existentielle. Imprégnés de surréalisme, les personnages errants interrogent les traditions autochtones dans une époque de grands bouleversements. La singularité de la démarche de Yoshiharu Tsuge a permis d’ériger le manga au rang d’art à part entière, et à son auteur de devenir une figure majeure de la contre-culture japonaise.
Le Kafka du gekiga
Essayiste et artiste visuel, Yoshiharu Tsuge a entamé sa carrière au milieu des années 1950, influencé par les bandes dessinées populaires d’Osamu Tezuka, ainsi que par le suspense propre au style gekiga de Yoshihiro Tatsumi et Masahiko Matsumoto (un genre de manga « sérieux » destiné aux adultes). Sujet à la dépression dans les années 1960, il met sa carrière en pause pour assister Shigeru Mizuki, alors au sommet de sa gloire.
Collaborateur de la célèbre revue de l’avant-garde du manga underground Garo, Yoshiharu Tsuge est notamment reconnu pour La vis. Ce chef-d’œuvre de l’absurde présente un garçon, errant sans but dans un monde déchiré par la guerre pour trouver un médecin capable de soigner son artère sectionnée par une morsure de méduse. Aujourd’hui encore, ce manga reste un classique intemporel, frappant le public par son imagerie élusive et son ton nihiliste. Le travail de Yoshiharu Tsuge lui a permis de remporter de nombreuses récompenses, dont le Japanese Association Grand Award en 2017, et d’être célébré lors du Festival international d’Angoulême en 2020. Les traductions françaises de Les fleurs rouges (2019), La vis (2019) et Le marais (2020) ont été publiées par Cornélius, permettant de mettre en lumière une œuvre encore largement ignorée.
L’art du surréalisme
Avant de devenir un phénomène de société, le manga est longtemps resté le terrain de jeu d’artistes — pauvres —, qui le considéraient comme un divertissement principalement destiné aux enfants. Mais les différentes aventures réunies dans Le marais et Les fleurs rouges — une fille de quatorze ans atteignant la puberté, un jeune couple concluant un pacte de suicide, un samouraï amené à devenir escroc — ont intégré au genre le suspense propre à la littérature et l’humilité de la poésie wabi-sabi. Influencé par l’arrivée d’un tourisme de masse au Japon et des photographies qui le caractérisent, Yoshiharu Tsuge confère un certain réalisme à ses paysages ruraux qui peuvent se lire comme un carnet de voyage ou un documentaire sur des traditions japonaises en voie de disparition.
Empreint de décadence bohème et de désespoir — des traits qui rappellent Osamu Dazai —, Yoshiharu Tsuge imprègne son œuvre de tension, de rêverie et d’un érotisme mystérieux et ce, via des éléments propres à la littérature classique. Nombre de ses travaux autobiographiques reflètent sa difficile condition d’artiste, tandis que ses mangas visent à dépasser la psyché humaine. Ses illustrations granuleuses amènent à interroger le rôle de l’artiste ; elles ont permis de révéler au monde le sens véritable du manga.
Les fleurs rouges (2019), un manga de Yoshiharu Tsuge édité par Cornélius.
Le marais (2020), un manga de Yoshiharu Tsuge édité par Cornélius.
La vis (2019), un manga de Yoshiharu Tsuge édité par Cornélius.
“Le marais” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2020
“La vis” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2019
From ‘Red Flowers’. Courtesy of Drawn & Quarterly
“Les fleurs rouges” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2019
“Le marais” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2020
“Le marais” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2020
“La vis” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2019
“La vis” © Yoshiharu Tsuge / Cornélius 2019
LES PLUS POPULAIRES
-
“Les herbes sauvages”, célébrer la nature en cuisine
Dans ce livre, le chef étoilé Hisao Nakahigashi revient sur ses souvenirs d’enfance, ses réflexions sur l’art de la cuisine et ses recettes.
-
Shunga, un art érotique admiré puis prohibé
Éminemment inventives, se distinguant par une sexualité libérée, ces estampes de la période Edo saisissent des moments d'intimité sur le vif.
-
Le périple enneigé d’un enfant parti retrouver son père
Le film muet “Takara, la nuit où j'ai nagé” suit un jeune garçon sur la route, seul dans un monde d'adultes qu'il a du mal à appréhender.
-
L'homme qui construisait des maisons dans les arbres
Takashi Kobayashi conçoit des cabanes aux formes multiples adaptées à leur environnement et avec un impact limité sur la nature.
-
Les illustrations calligraphiques d'Iñigo Gutierrez
Inspiré du “shodo”, la calligraphie japonaise, l'artiste espagnol établi à Tokyo retranscrit une certaine nostalgie au travers de ses oeuvres.