“Quelle joie de vous voir”, une histoire de la photographie japonaise au féminin

Longtemps occultées, les œuvres de photographes japonaises sont enfin célébrées à travers un livre et une exposition.

17.09.2024

TexteRebecca Zissmann

Okabe Momo, “Sans titre”, 2020, série “Ilmatar” © Okabe Momo, avec l'aimable autorisation de Aperture.

Grand pays de la photographie depuis l’arrivée de cette technologie au XIXe siècle, le Japon compte de nombreux photographes et studios, ainsi que des entreprises phares de l’industrie. Pourtant, parmi les artistes japonais renommés dans l’archipel et à l’international, peu de place a été faite aux femmes photographes, non moins talentueuses que leurs homologues masculins. Une exposition et un ouvrage majeur tentent de combler ce manque.

Quelle joie de vous voir – Photographes japonaises des années 1950 à nos jours, inaugurée lors des Rencontres de la photographie à Arles (jusqu’au 29 septembre 2024 au Palais de l’Archevêché) est issue d’un travail au long cours coordonné par trois curatrices, Lesley A. Martin, Takeuchi Mariko et Pauline Vermare. A travers les œuvres d’une vingtaine d’artistes, elles entreprennent de construire une histoire parallèle de la photographie japonaise, révélant la créativité de femmes de différentes générations qui n’ont cessé d’expérimenter et de réfléchir à leur medium, participant à son développement et son renouvellement.

 

Une reconnaissance qui a longuement tardé

L’histoire officielle de la photographie japonaise s’est souvent écrite sans les femmes. Les expositions de photographes japonais qui ont fait date, y compris à l’étranger comme celle organisée par le MOMA en 1974, les ont rarement incluses. Certaines pionnières ont bénéficié d’une reconnaissance comme Ishiuchi Miyako ou Ishikawa Mao. Mais elle restait insuffisante. Entre 1997 et 1999, l’éditeur Iwanami Shoten publie ainsi quarante volumes sur les photographes japonais, Nihon no Shashinka. Aucune femme n’y figure. Au cours de ses 25 premières années, l’illustre prix Kimura-Ihei qui récompense de jeunes photographes n’avait jamais été décerné à une femme. En 2000, il est pour la première fois attribué à trois d’entre elles en même temps, Nagashima Yurie, Ninagawa Mika et Hiromix.

Ces dernières font partie d’une génération de photographes qui émergent dans les années 1990 et placent les expériences des jeunes femmes au cœur de leur oeuvre. Hiromix se fait connaître avec sa série Seventeen Girl Days qui s’attache à documenter son quotidien de lycéenne en usant notamment de l’autoportrait. Le travail de Ninagawa Mika, qui se prend aussi elle-même en photo, se distingue par son utilisation décomplexée de la couleur. Leur approche peut d’ailleurs sembler annonciatrice de l’ère Instagram. Nagashima Yurie se met aussi en scène mais de manière plus outrancière puisqu’elle pose nue avec d’autres membres de sa famille, dans une série en noir et blanc. En représentant son propre corps, elle s’empare des stéréotypes qui assignent encore les femmes à poser devant la caméra, souvent de manière érotique, et les remet en cause, revendiquant sa place derrière l’objectif. Son œuvre s’inscrit ouvertement dans une perspective féministe, opposée au terme de « Girly Photo » utilisé par les critiques japonais pour qualifier le travail des artistes femmes de sa génération, sous-entendant leur infériorité.

 

Une approche qui ne se limite pas au genre

Le travail des femmes photographes japonaises ne saurait cependant être réduit à une unité. Au sein de l’exposition Quelle joie de vous voir, Nagashima Yurie, Hiromix et Ninagawa Mika sont d’ailleurs toutes trois mises en avant, mais dans des espaces séparés. Les points de vue et les processus de création des photographes japonaises sont multiples et elles se sont rarement regroupées en collectifs. Mais les sujets qu’elles choisissent de traiter se rejoignent parfois.

Leur expérience de femme, une matière inaccessible aux hommes, a bien sûr nourri leur travail. Mais Leslie A. Martin tempère : « la diversité de leur styles et approches prouve que l’œuvre de ces femmes ne se limite pas au genre. Elles se sont peut-être plus attachées à célébrer le quotidien, s’arrêtant sur des détails de la vie domestique, alors que les hommes s’intéressaient plus au medium et à la matérialité (ce qui a aussi passionné certaines artistes présentées ici). Pour affirmer leur propre style, ces femmes ont pu s’appuyer sur des éléments ignorés par la société patriarcale dominante et y puiser leur créativité et de nouveaux moyens d’expression ». Ainsi de la série magistrale de magistrale de Ushioda Tokuko, My Husband, réalisée dans les années 1970 et 1980 dans laquelle l’artiste capture des instantanés de son quotidien et sa vie familiale. Une œuvre qu’elle n’a publiée qu’en 2022, après avoir retrouvé les clichés au sein de son garde-meuble.

 

Des clichés expérimentaux relégués à la marge

Comme l’écrit Takeuchi Mariko dans Femmes photographes japonaises des années 1950 à nos jours (Éditions Textuel, 2024), « bon nombre de femmes photographes […] se distinguent par la façon dont elles ont surmonté, contourné ou défié les valeurs et les normes des institutions photographiques qui régissaient ce domaine à leur époque ». Les femmes photographes japonaises ont souvent adopté une approche expérimentale, ce qui les a, de fait, placées à la marge. Elles ont pu, entre autres, se différencier par leur traitement de la couleur, à une époque où les photographes masculins du mouvement Provoke étaient célébrés pour leurs clichés très contrastés en noir et blanc. « La couleur était considérée comme plus banale », explique Lesley A. Martin. « Elle n’était pas réellement employée dans un contexte artistique. Les femmes s’en sont servies pour expérimenter et développer un sens unique de la couleur qui a marqué l’histoire du medium, de la palette aux nuances électriques de Okabe Momo à celle plutôt aquarelle de Kawauchi Rinko ».

Les femmes continuent aujourd’hui d’innover dans leur approche de la photographie, brûlant ou transformant des clichés en d’autres objets comme Tawada Yuki ou usant de techniques immersives et performatives comme Komatsu Hiroko qui a investi une salle du palais de l’Archevêché en habillant les murs et le sol de ses photographies et vidéos.

 

Faire oeuvre en réponse aux systèmes sexistes

Dans un essai au sein du livre somme qui accompagne l’exposition, Carrie Cushman et Kelly Midori McCormick, les fondatrices du site Behind the Camera : Gender, Power, and Politics in the History of Japanese Photography, concluent : « Pour les artistes que nous mettons en valeur […], le fait qu’il s’agisse de femmes est fondamental : leurs travaux, leurs parcours professionnels et leur impact sont façonnés en réponse aux (et en dépit des) systèmes sexistes qui régissent la vie personnelle, sociale, économique et politique des femmes. Cet essai se veut moins une réhabilitation qu’une mise en lumière des artistes qui font naître de nouveaux publics et de nouvelles communautés grâce à leurs photographies, révélant à leur tour bien des choses sur les univers contre lesquels elles luttent. »

Une intention particulièrement bien illustrée par le vers, extrait d’un poème de la photographe Kawauchi Rinko, que les curatrices ont choisi comme intitulé de l’exposition.

une fois de temps en temps,
nous devrions nous regarder dans les yeux.
sans quoi nous risquons de nous perdre.
je suis si heureuse que vous soyez là.

— Kawauchi Rinko, the eyes, the ears.

 

Quelle joie de vous voir – Photographes japonaises des années 1950 à nos jours (2024), une exposition organisée par Lesley A. Martin, Takeuchi Mariko et Pauline Vermare lors des Rencontres de la Photographie à Arles, au Palais de l’Archevêché jusqu’au 29 septembre 2024.

Femmes photographes japonaises des années 1950 à nos jours (2024), un ouvrage de photographies coordonné par Lesley A. Martin, Pauline Vermare et Takeuchi Mariko, avec la participation de Carrie Cushman, Kelly Midori McCormick, Marc Feustel et Russet Lederman, publié aux éditions Textuel.

Kawauchi Rinko, “Sans titre”, série “the eyes, the ears”, 2002-2004. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Aperture.

Ushioda Tokuko, “Sans titre”, 1983, série “My Husband” © Ushioda Tokuko, courtesy of PGI and Aperture.

Nomura Sakiko, “Sans titre”, 1997, série “Hiroki”. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Aperture.

Narahashi Asako, “Kawaguchiko”, 2003, série “half awake and half asleep in the water”. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / PGI / Aperture.

“Femmes photographes japonaises des années 1950 à nos jours” (Éditions Textuel, 2024)