La musique Noise pour interroger les frontières de l’Art
Une exposition dédiée à l'art japonais des années 80 et 90 offre un éclairage sur un genre musical particulièrement radical.

EYE - ‘Sleeve art for Super roots 9’ (2006). Courtesy of Boredoms.jp.
Quand la galerie Blum & Poe dévoilait à Los Angeles son projet intitulé « Parergon: Japanese Art of the 1980s and 1990s », nombreux sont ceux qui imaginaient un moment de contemplation silencieuse au sein d’un white cube.
De février à mai 2019, la galerie célébrait ses liens avec Tokyo en mettant en avant vingt-cinq artistes épanouis au sein d’une vibrante scène culturelle. Mais à côté des œuvres de Tadanori Yokoo ou de Mariko Mori, l’exposition célébrait également les ténébreux chamans et enfants-terribles de la musique japonaise. Keiji Haino, qui peut être qualifié d’Antonin Artaud de l’avant-garde sonore, semblait déformer le temps à travers des improvisations vocales et ses sombres twangs de guitare. L’artiste noise-pop expérimental EYE – tristement célèbre pour avoir détruit un espace de concert au volant d’un bulldozer —, liait quant à lui ses bras face à un public dont la trans s’accordait à chacun de ses mouvements.
Dans le Japon d’après-guerre, la musique noise, sa fièvre, représentait un mouvement nihiliste au sein d’une culture pop hétéronormative, et rassemblait la société underground dans toute sa diversité. Parergon réunissait des disques rares et autres inédits, récupérés à partir de supports analogiques, aux côtés de productions visuelles réalisées par des musiciens. Ces dernières sont intégrées à une publication à laquelle ont contribué le spécialiste de la musique David Novak et Peter Kolovos du Black Editions label.
Résonances souterraines
Blum & Poe, qui dispose d’espaces à Los Angeles, New York et Tokyo, est renommée pour sa représentation des plus grands noms de l’art contemporain japonais, parmi lesquels Yoshitomo Nara, Takashi Murakami et Lee-Ufan — membre du groupe Mono-ha. Dans Parergon, le curateur Mika Yoshitake rassemblait diverses pratiques — sculpture, peinture, photographie et performance —, d’une époque particulièrement fertile de l’histoire japonaise, traçant de nouveaux langages conceptuels entre les tendances minimalistes ou néo-pop. L’exposition fait référence à l’essai publié en 1979 par Jacques Derrida, remettant en cause les « cadres » de l’art, dans une période où la philosophie occidentale notait un bouleversement des frontières culturelles traditionnelles. À cette époque, le Japon, à l’avant-garde d’un nouveau modèle capitaliste, incarnait déjà une rupture des frontières entre beaux-arts et culture de masse, entre Occident et Orient. Ce constat amenait ainsi Parergon à souligner la position unique du Japon d’après-guerre dans le discours postmoderne.
Avec pour volonté de « recadrer » l’art japonais, Parergon réunissait toute une communauté de musiciens underground, qu’elle souhaitait présenter comme un réel « artefact. » Au-delà des productions matérielles, l’enjeu était ici de mettre en lumière tous les éléments qui en ont été à l’origine. Noise est une culture immergée, un espace inexploré formé d’individus excentriques, dont les enregistrements sont difficiles à trouver. Elle fut un véritable réseau souterrain avant l’arrivée d’Internet. Alors que le public international se passionnait pour ces sonorités révolutionnaires, la culture de la rétroaction a renforcé les liens secrets entre ces amateurs, aussi bien basés au Japon qu’en Occident.
Tandis qu’à travers le monde les pratiques sonores sont souvent mises à l’écart de la scène artistique, le noise japonais occupe une place singulière. En ne reposant pas sur des formes matérielles, tangibles, les performances éphémères du noise ont permis la création d’un réel univers, qui, en ne s’appuyant pas sur un discours essentialiste, s’est rapidement soustrait de toutes les frontières.
Parergon: Japanese Art of the 1980s and 1990s (2020) est édité par Mika Yoshitake et publié par Blum & Poe.
Davantage d’informations sur EYE et Boredoms sont disponibles sur ce site. Pour ce qui est de Keiji Haino et des autres musiciens de Black Editions archive, le détail est à découvrir sur le site du groupe.

Hanatarash's Live Album CDs, Ephemera from Black Editions Archives. Photo: Heather Rasmussen

EYE, ‘Sleeve Art for Lift Boys’ (2012). Courtesy of Boredoms.jp.

Album cover of Keiji Haino's ‘Watashi Dake?’ (1981). Courtesy of Black Editions Archive.

Ephemera from Black Editions Archives. Includes works by Hanatarash, Boredoms,Yoshimi P-We and more. Photo: Heather Rasmussen

EYE, ‘Facial Index’. Courtesy of Boredoms.jp.

Ephemera from Black Editions Archives. Includes works by Merzbow, Hijokaidan and more. Photo: Heather Rasmussen

EYE, ‘Ongaloo’ (2005). Courtesy of Boredoms.jp.

Ephemera from Black Editions Archives. Includes works by EYE, Boredoms and others. Photo: Heather Rasmussen

EYE, ‘NANOO’ (1996). Courtesy of Boredoms.jp.
LES PLUS POPULAIRES
-
La tradition des œufs noirs du volcan de Hakone
Dans la vallée volcanique de Owakudani, de curieux œufs noirs aux vertus bienfaisantes sont cuits dans les eaux sulfuriques.
-
“WADAKO – Histoires de cerfs-volants japonais”
Le travail de Cecile Laly et la photographe Mami Kiyoshi invite à découvrir les derniers artisans d'une pratique qui date du VIIIème siècle.
-
L'audace d'après-guerre du mouvement japonais Gutai
Ce courant incarne le renouveau de l'art japonais en apportant une importance considérable aux matériaux et à la performance.
-
“L’échelle de l’esprit”, sentiments numéraux
L’illustrateur Bunpei Yorifuji élabore dans cet ouvrage de nouvelles unités de mesure pour parvenir à chiffrer mais aussi ressentir le monde.
-
Van Gogh et le Japon, une histoire d'amour
Le peintre n’a jamais mis les pieds au Japon. Pourtant, son œuvre a largement été influencée par la production artistique japonaise.